Nombre total de pages vues

dimanche 19 août 2012

L'avenir du créole est-il lié à celui du peuple en Haiti ?

Le créole haïtien représente une de ces langues jeunes sur la valeur de laquelle plusieurs intellectuels, en Haïti même, ont du mal à se mettre d’accord. C’est à se demander d’où vient cette résistance, cette hystérie collective, en Haïti et ailleurs, qui consiste à nier au créole - malgré son statut de langue officielle au même titre que le français -  la place qui lui correspond dans le patrimoine culturel du monde moderne.  Les linguistes de toutes les tendances reconnaissent que chaque langue projette une vision du monde déterminée, une cosmovision qui particularise ses locuteurs par rapport à ceux des autres langues. Y aurait-il une caractéristique du créole haïtien qui refléterait l’alourdissement, l’inhibition, la paralysie de ce peuple à se structurer, à se prendre en main ? Pour répondre à cette question importante, interrogeons la sémiotique. Cette vaste discipline que Charles Sanders Pierce distingue de la sémiologie, englobe aussi la linguistique. Elle se définit, rappelons-le, comme la science de la production, de la codification et de la communication des signes.

Avec l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804, nait en Amérique un cas unique au monde. La première république noire souveraine des temps modernes. Il est évident qu’elle ne disposait d’aucun repaire, d’aucun terme de comparaison. La France de l’époque symbolisait aux yeux de l’Amérique, notamment des Etats-Unis qu’elle avait aidé à se libérer, et du reste de l’Europe, une référence incontournable. Le rayonnement de ses lettres, le triomphe de sa révolution, l’universalité des principes qui s’en dégageaient, en faisaient un phare dans le monde. C’était tout naturellement que sa langue s’imposait dans toutes les cours européennes et est demeurée longtemps la langue de la diplomatie. De Varsovie à Athènes, de Berlin à Moscou, tout le monde voulait parler français. Dans un univers ainsi polarisé, « Les révolutionnaires (haïtiens) en mal de cohésion sociale » ont « copi(é) le seul modèle qui s’offrit à leur intelligence », celui des maitres qu’ils avaient vaincus, comme l’a si clairement exprimé l’anthropologue haïtien Jean-Price Mars.

Mais ces Haïtiens eux-mêmes, étaient le produit des esclaves venus du Dahomey, de la Guinée, du Bénin, du Sénégal, et parlaient des langues diverses. Pourquoi les faisait-on venir d’horizons si distincts ? Par calcul. En ignorant les langues et les cultures les uns des autres, en provenant de tribus différentes, ils ne risqueraient pas de se liguer entre eux pour affecter les intérêts de leurs oppresseurs et s’en libérer. Mais l’homme est un animal social. Son besoin de communication est inné. De cette nécessité vitale, de ce désir de contact avec l’autre naquit le créole. Cette langue s’est tissée grâce au français que les esclaves guettaient des lèvres de leurs maitres et aux nombreux dialectes africains des tribus dont les ressortissants étaient jetés sur les côtes d’Haïti. Elle est donc relativement jeune. Mais elle a souffert d’un handicap. Les maitres ne valorisaient que leur propre langue. Tout ce qui ne leur appartenait pas, langue, religion et couleur était différent, barbare. Les Grecs et les Romains antiques ne jugeaient pas autrement ce qui faisait son apparition hors des murs de leur cité. En tout cas, l’étymologie du terme barbare ne fait que le confirmer. Comment l’esclave qui se regardait avec les yeux du maitre, ne succomberait-ils pas à la tentation de reproduire son système de valeur ? Comment saurait-il éviter de sombrer dans cette crise d’identité frisant l’aliénation ? Celle qui vous porte à ne vous regarder qu’à travers le prisme de l’autre ? Cette déconstruction mentale, ce conflit individuel, était d’autant plus grave et profond, qu’aucune campagne d’éducation efficace n’a jamais été mise sur pied pour en éradiquer les séquelles. De sorte que le mal se perpétue. Haïti n’ayant pas été le seul pays à éprouver cette autocensure, c’est au nom de millions d’hommes que parlait Frantz Fanon dans cette analyse géniale intitulée Peau noire et masques blancs. Pour se distinguer de leur propre groupe d’appartenance, ceux qui parlaient le créole étaient les premiers à le dénigrer.

C’était évident que tant que le modèle à suivre arriverait de l’extérieur, la situation risquait de ne pas s’améliorer. Car comment demander à des puissances colonisatrices de reconnaitre et de valoriser une nation née d’une victoire sur le colonialisme et sur l’esclavage ? Comment leur demander de précipiter la fin de cet esclavage dans lequel puisait sa sève la révolution industrielle ? Est-ce pour rien que la France a attendu 20 ans avant de reconnaitre l’indépendance d’Haïti 44 ans avant d’abolir l’esclavage sur ses territoires ? Est-ce par hasard que les Etats-Unis aient libéré ses esclaves 59 ans après l’indépendance d’Haïti ? Le Vatican lui-même n’a couru le risque de signer un concordat avec Haïti qu’en 1860. Soit 56 ans après sa libération.
Ce contexte d’un XIXème siècle profondément marqué par l’ethnocentrisme était favorable à l’apparition de l’anthropologie physique. Cette étape sombre dans l’histoire de l’anthropologie. En effet, c’est l’époque où le mythe, la pseudoscience dénommée la phrénologie (ou craniologie) faisait son entrée dans le monde. Une discipline qui défrayait la chronique en prétendant établir comme un principe objectif que le caractère et les fonctions intellectuelles d’un individu sont déterminés par la forme de son crâne. Mais l’anthropologie culturelle est venue à la rescousse. Dès lors, rien d’étonnant que l’un des pionniers de cette face lumineuse de la discipline mentionnée ait été un Haïtien, Anténor Firmin. Ce qui peut-être explique paradoxalement que son œuvre majeur dans le domaine, De l’égalité des races humaines, publiée en 1885, ait connu un ostracisme complet pendant plus d’un siècle.

Au milieu de ces péripéties séculaires, les intellectuels haïtiens se sont vus confrontés à un grave dilemme. Comment orienter l’éducation dans le pays ? À partir du français ou du créole ? Le français, d’une part, représentait la langue du maitre, celle dont la valeur est attestée par le nombre de locuteurs et l’engouement qu’elle suscite parmi les nations les plus avancées. Le français représente donc une véritable fenêtre ouverte sur le monde après avoir été un butin de guerre, une arme de combat pour les esclaves libérés eux-mêmes. D’autre part, le créole, langue jeune, méprisée par le colonisateur comme inférieure, ne présageait rien de favorable pour des relations soutenues de ses locuteurs avec le reste du monde.
Mais dans ce conflit inégal, où doit-on chercher la vérité ?

Avant toute discussion, peut-être faudrait-il rappeler aux Haïtiens eux-mêmes qu’aucun critère strictement linguistique ne permet de distinguer une langue d’un dialecte ou d’un patois, ces deux derniers termes n’ayant qu’une charge péjorative. C’est pourquoi, seuls les critiques agressifs, dans leur accès de colère y ont recours pour intimider leurs interlocuteurs timorés. Ainsi que l’a fait ce journaliste dominicain, Julio Gautreau qui, pour contester la création d’une chaire de créole proposée par l’Université Autonome de Santo Domingo, parlait du créole comme d’« un patois, (d’) un jargon confus des Haïtiens ».  

Comme les systèmes linguistiques ne se différencient pas des systèmes culturels, on peut appliquer aux premiers certaines conditions des seconds. Or « la vraie leçon à tirer de l’anthropologie culturelle est plutôt que, pour affirmer qu’une culture est supérieure à une autre, il faut fixer des paramètres. C’est une chose de définir ce qu’est une culture, et une autre de dire sur la base de quels paramètres nous la jugeons ». (À reculons comme une écrevisse, Umberto Eco, Grasset, Paris 2006, pp. 274-275)

En laissant de coté ces discussions oiseuses, sans compliquer inutilement le débat, on peut parler de la langue maternelle des Haïtiens en ayant recours à un concept mathématique. Qui a jamais pu résoudre une équation du second degré avant d’en savoir résoudre du premier degré ? On part de ce qui est connu pour déterminer ce qui est inconnu. On ne peut bien apprendre une discipline nouvelle qu’en s’appuyant sur ce qu’on en sait déjà. Le créole semble dans ce contexte, l’instrument le plus efficace pour assimiler rationnellement d’autres connaissances y compris celle du français. Ce même raisonnement vaut aussi pour les langues autochtones du Canada, des Etats-Unis ou d’ailleurs. De nombreuses études révèlent en effet que les enfants apprennent beaucoup mieux dans leur langue maternelle que dans n’importe quelle autre. Y aurait-il un concept d’enfant dont seraient exclus les enfants haïtiens ? En tout cas, voilà d’importants sujets de méditations et d’analyses pour les didacticiens et les pédagogues de tous les horizons.

 Pour Leibniz, la langue est l’un des plus beaux monuments que peut bâtir un peuple. Cela commence de toute évidence par les chefs-d’œuvre graduellement produits dans cette langue qui la fixent et lui donnent sa physionomie propre. Poèmes, chansons, romans, contes, proverbes, sont autant de voies distinctes pour atteindre le même objectif. Dans le cas d’Haïti, le processus cristallisé par le premier roman en créole haïtien, Dezafi, de Frankétienne, s’est initié depuis bien longtemps. Et il ne fait que continuer. Mais cela ne suffira jamais. Il reste un travail périphérique, extralinguistique, à entreprendre pour donner à ce nouveau-né toute la latitude dont il a besoin pour accroitre sa robustesse et prendre la place qui lui correspond. La langue, ce n’est jamais exclusivement la langue. De par sa nature même, elle entre dans le cadre de ce que Marcel Mauss appelle un fait social global. Elle subit l’influence de l’histoire, de la politique, de l’économie, de la culture du peuple qui la parle. Un travail plus approfondi et à plus long terme attend donc d’être réalisé pour donner de la matière à cette langue qui n’aura jamais que le prestige de ses propres locuteurs. Car c’est de cela qu’il s’agit. La génération actuelle des éducateurs et surtout des politiciens haïtiens a-t-elle la volonté et la détermination d’atteindre un si noble objectif ?




jeudi 9 août 2012

Haiti 2012 : le pays ou l'on marche à reculons

Haïti, c’est un galet terne et immobile au bord de la grande rivière en mouvements accélérés que représente le monde d’aujourd’hui! Tout change, tout bouge autour de ce pays. De nombreux gouvernements dans le monde s’accommodent très bien de ces transformations indispensables pour améliorer la vie de leurs citoyens. Mais en plein cœur des Caraïbes, à contrecourant de cette évolution généralisée, il y a un pays qui rétrograde depuis 208 ans. Malgré des alternances d’éclaircies et de nuages sombres, ces rares lueurs d’espoir n’ont généralement été monopolisées que pour le profit d’un petit groupe. Ce n’est pas par hasard que, l’analphabétisme aidant, les politiciens haïtiens préfèrent inviter leurs concitoyens à se réfugier dans un passé désuet, lointain, plutôt qu’à regarder l’avenir en face. L’histoire remplace la politique. Quel meilleur moyen d’asseoir la fiction d’un passé héroïque, figé dans le temps ?

 Il y a des mythes qui ne trompent pas tout le monde et qui ne trompent pas longtemps. Si plus de 50 pour 100  des citoyens de ce pays n’ont pas reçu le pain de l’instruction, ils ne sont pas bêtes pour autant. Ils savent ce qui leur convient. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Recourir au cliché qui voudrait qu’on a le gouvernement qu’on mérite, c’est assumer que les élections se déroulent toujours normalement. Or c’est rarement le cas. Chaque appel aux urnes représente un nouveau défi, une nouvelle aventure où seuls triomphent ceux qui savent frauder, impressionner, terroriser les foules. Cela veut dire une certaine catégorie d’électeurs, mais surtout certains membres des Conseils électoraux. C’est un jeu périlleux où l’intimidation et la peur constituent les pions les plus visibles de l’échiquier politique.

Quand certaines religions recommandent à ce peuple incapable de se nourrir d’avoir autant d’enfants que lui donne le ciel -  chaque enfant est censé naitre avec son pain sous le bras – elles abusent de l’autorité que leur confère la confiance presqu’aveugle de ces exclus. Les politiciens quant à eux réunissent les sans abri pour les haranguer et leur offrir du pain pour des applaudissements. Ils n’abusent pas moins de l’avantage que leur procure la résignation d’un  peuple amputé de sa fierté.

En Haïti, il existe plusieurs méthodes pour camoufler la vénalité, la médiocrité des gouvernants. Voilà pourquoi certains comportements hautement répréhensibles, certaines pratiques universellement condamnables y subsistent comme des phénomènes naturels. C’est peut-être aussi un moyen sûr et efficace d’inspirer la pitié et de forcer la main aux institutions de bienfaisance. Le vestige le plus palpable de l’esclavage dans ce pays de « Négriers d’eux-mêmes » (selon le titre du livre de Jean Casimir), ce sont les « restaveks ». Ces enfants esclaves dont les parents trop pauvres pour s’en occuper, les confient à d’autres plus fortunés. Ce système d’entraide appelé à fournir à l’enfant l’occasion d’améliorer ses conditions d’existence atteint rarement l’objectif visé. Ils sont tout simplement réduits en esclavage. Ce qui fait que ni l’église, ni les politiciens, ni les familles aisées n’ont intérêt à voir appliquer le contrôle de la natalité. Cette armée de citoyens de seconde classe, en guenille, est nécessaire pour préserver certains intérêts. 10 millions d’habitants pour 28 000 kilomètres carrés. C’est beaucoup. Mais est-ce suffisant ?  Car « Il n’y a point de héros sans auditoire ». André Malraux voyait juste. Le statu quo est du côté des privilégiés. Vive la pauvreté !

Dans la Grèce antique ainsi que plus tard à Rome, le héros était un personnage que l’on pouvait rarement confondre avec le reste de la population. Sa  personnalité était si clairement définie que l’histoire ne laissait aucun doute sur son profil. Plus il coupait de têtes et déflorait de femmes, plus sa réputation grandissait. Son devoir lui était dicté par une tradition millénaire qui se moquait des frontières. Seul le camp auquel il appartenait le distinguait d’un autre de sa catégorie. Pour le reste, Hector n’était pas différent d’Achille, ni Prométhée de Zeus, encore moins les Horaces des Curiaces. Dans l’Haïti d’aujourd’hui où la communication n’arrive pas encore à dégourdir tous les esprits, où l’école est un luxe réservé à une élite inconsciente de ses privilèges, peu de politiciens pensent à l’avenir en termes collectifs. Il leur convient plutôt de maintenir et de protéger leurs privilèges à tout prix. C’est pourquoi l’hydre de l’autoritarisme, cette obscénité politique, étend ses tentacules sous des formes subtiles sur le dos de toute une nation. Et plus que nulle part ailleurs, « l’homme (peut s’y définir) un animal à mousquet » (Anatole France).

On a beau se convaincre que l’humanité évolue, doit évoluer, que les méthodes de gouvernement archaïques ont vécu, de telles constatations n’ont de réalité qu’ailleurs. Elles sont récusées par les politiciens haïtiens. Les changements ne semblent valides que sous d’autres latitudes. C’est sans doute pour en retarder l’avènement que l’instruction aussi tarde à se démocratiser dans ce pays caribéen. Ceux qui ont intérêt à ce que rien n’avance savent freiner le progrès et perpétuer la misère pour continuer à construire leur bien-être sur les dépouilles d’une population analphabète. Il faut en effet avoir sombré sous le poids d’une misère intellectuelle et physique considérable pour perdre la capacité de réagir à ce point.

 En effet, les autorités de ce pays tapissé de déchets, des décombres du dernier tremblement de terre (2010), privé d’eau potable et où l’environnement s’est complètement dégradé,  parlent sans rougir du succès d’un soi disant « carnaval des fleurs » qui a paralysé les rares activités productives de ce pays du 29 au 31 juillet.  

L’ex-premier ministre haïtien, Jean Max Bellerive n’hésite pas à affirmer avoir versé plusieurs millions de dollars à une firme dominicaine pour la construction d’un bâtiment devant loger le parlement. L’actuel premier ministre Laurent Lamothe nie catégoriquement cette affirmation. Quelle autre société accueillerait une telle contradiction sans exiger des explications ?  Où sont les millions de dollars ainsi grossièrement soustraits des fonds prévus pour la reconstruction ?

La compagnie brésilienne responsable de la construction de la route Cayes-Jérémie vient de résilier son contrat de 132 millions de dollars. Un projet financé par l’ACDI et la BID. Pourquoi les autorités haïtiennes ne donnent-elles pas une explication sur les raisons de cette décision ? Tout le monde sait que le Brésil fait partie des meilleurs alliés d’Haïti dans sa lutte contre le sous-développement. D’ailleurs, ceux qui parlent de remettre sur pied l’armée d’Haïti - même si le pays n’est pas en guerre - ont prévu de s’adresser à l’Equateur et au Brésil pour la nouvelle armée. Est-ce que les commissions exigées aux Brésiliens, selon une vieille pratique des politiciens haïtiens, dépassent le montant de leur propre devis ?

Haïti aura beau parler de progrès, elle aura beau désirer ce progrès, ses possibilités d’y accéder seront minces. Peu importent les efforts fournis par ceux qui souhaitent sincèrement sa réhabilitation et sa réintégration au sein des peuples civilisés. La mentalité prédatrice, proche de la piraterie et l’absence totale de fierté de ses politiciens font de ceux qui placent leur confiance en eux des naïfs. Un geste simple qui pourrait donner le ton de la volonté de reconstruire le pays pourrait être la légalisation des titres de propriété, l’établissement d’une structure cadastrale méticuleusement étudiée. C’est d’ailleurs le premier gros handicap auquel se heurtent les acteurs de la reconstruction. C’est vrai que cela limiterait la possibilité de dépouiller les paysans de leurs terres, d’expulser arbitrairement au nom d’une déclaration douteuse d’utilité publique, quiconque prétend être maitre de sa propriété. Voilà qui nous ramène drôlement à 1804, l’année de l’indépendance d’Haïti. Rien n’appartenait à personne. Mais tandis qu’un petit groupe très réduit s’emparait des terres, tous allaient se sacrifier pour rembourser les 21 milliards de dollars réclamés par la France pour dédommager ses colons.


dimanche 5 août 2012

COMMUNICATION ET BARBARIE

Le penseur italien Giambattista Vico applique à l’histoire une théorie cyclique selon laquelle   son évolution passerait  par différentes phases, de la barbarie à la civilisation pour finalement revenir à son état initial. La société, conçue évidemment au nom de la défense des intérêts collectifs, représente le lieu privilégié de pareille observation. Thomas Hobbes, prédécesseur de Vico, ne se situe pas très loin de son homologue italien si l’on s’en tient à sa définition de l’État. Mais Hobbes décrit son objet d’étude comme un monstre. Son livre intitulé « Léviathan » doit son nom à une référence biblique où l’on parle d’un monstre doté de pouvoirs immenses. C’est peut-être aussi pour nous informer que le rôle joué par cette entité que nous appelons l’État, s’il est nécessaire quand son fonctionnement se base sur une vision large et globale, risque d’être létal quand elle est fondée sur la défense d’intérêts sectoriels ou individuels. Ce qui ne peut qu’annuler son utilité et lui faire perdre ipso facto toute légitimité aux yeux du citoyen. 
Le roman « Acide sulfurique » d’Amélie Nothomb, nous fait vivre un épisode tragique dans la vie d’un groupe d’individus qui ont signé un contrat pour participer à une émission à la télé. Cette dernière consiste à créer des scènes suffisamment étranges et risquées pour retenir l’attention du public. Ce qui a pour but d’en augmenter la popularité. Mais il n’y a pas de limite dans cette recherche d’émotions fortes même si cela doit provoquer la mort d’un ou de plusieurs participants. On a signé, on va jusqu’au bout. C’est la  condition des investisseurs qui n’hésitent pas à miser sur tous les tableaux. Or il se passe un phénomène incroyable. Quel que soit le degré de répugnance inspirée par les scènes de ce jeu dangereux, le public devient incapable de cesser de les regarder. Il le fait soit pour s’indigner, soit pour critiquer, désapprouver ou souffrir. C’est comme une drogue dont on n’ignore pas les effets pervers mais qu’il est difficile voire impossible d’écarter de son chemin.

L’intoxication médiatique infligée par certaines publicités et certaines propagandes mettra certes du temps à se laisser évaluer avec précision. Mais les spécialistes de la communication ne nous ont jamais caché certaines implications déterminantes de ce phénomène sur la vie moderne. La prochaine campagne présidentielle qui n’a même pas encore commencé aux Etats-Unis, nous en offre déjà un avant-gout. C’est un observatoire privilégié pour juger des effets nocifs de la désinformation sur l’existence de citoyens rarement préparés à l’affronter. Les propagandistes républicains, fers de lance de la campagne d’un Mitt Romney qui n’a pas froid aux yeux, nous font revivre le jeu périlleux décrit dans le roman d’Amélie Nothomb, mais avec en prime une dose de cynisme. En effet, peut-il exister dans un pays, phare de la démocratie dans le monde, une régression aussi flagrante dans le domaine des devoirs civiques que de restreindre la possibilité de voter de plusieurs millions de citoyens ? Peut-on concevoir un meilleur exemple de masochisme que l’applaudissement ou même la simple acceptation de la part des Républicaines de mesures aussi anachroniques que de procéder à des examens vaginaux préalables pour décider si une femme peut avoir ou non le droit de recourir à l’avortement ? Peut-on justifier dans un environnement moral sain la nécessité d’augmenter les impôts sur le revenu des démunis pour diminuer ceux des milliardaires sous prétexte qu’ils sont des créateurs d’emplois ? Peut-on encore assister impassible aux assassinats quotidiens de milliers de citoyens, dont de nombreux enfants, sans aucun droit de critiquer impunément les fabricants d’armes ou la publicité obscène qui vante les mérites de l’instrument qui sème la terreur et le deuil au sein des familles américaines ?

Ce n’est pas faux que partout, nous risquons de trouver des nationalistes obsédés qui, pour camoufler leur ambition de pouvoir - car il n’est point de pays qui ne souhaiterait être la première puissance du monde - font globalement des Etats-Unis le royaume de l’arrogance et de la démesure. Ils ne réalisent pas que dans leur mauvaise foi, ils forcent victimes et bourreaux à entrer dans le même panier. Leur aveuglement total, pour ne pas dire leur manifestation extrême d’ethnocentrisme, leur permet de s’abritent derrière l’amalgame même s’ils sont les premiers à protester énergiquement quand on leur applique la même médecine. Pourtant, il y a de la place pour une réaction plus rationnelle. Elle consiste à dire les choses telles qu’elles se manifestent, sans concession inutile mais sans fausse pudeur.

Dans cet ordre d’idées, pour montrer l’absence totale de scrupule de ceux qui font et défont les gouvernements dans le monde, y compris aux Etats-Unis, on n’a qu’à suivre l’itinéraire des millions qu’ils sont prêts à investir et les diverses raisons pour lesquelles ils le font. Veulent-ils fournir une assurance médicale aux millions de citoyens qui en sont encore privés ? Se prononcent-ils pour la modernisation des infrastructures qui crée des emplois et met fin à la disette qui déshumanise et détruit ceux qui n’ont commis qu’une imprudence : naitre dans un groupe minoritaire ? Finalement, sont-ils partisans d’attribuer à l’État la part qui lui revient dans les profits des citoyens et des institutions afin de justifier son existence ? Non ! Mille fois non ! L’objectif des investissements illimités des grandes compagnies pétrolières, de gaz et minières, des grandes banques et des compagnies pharmaceutiques, entre autres, consiste essentiellement, en plus de contaminer la planète et de réduire toute possibilité d’un rayonnement environnemental optimal, à alimenter les propagandes favorables à leur rapacité. Mais c’est aussi pour prendre en otage citoyens et gouvernements sous toutes les latitudes. À cette fin, ils ont conçu une nouvelle classe de mercenaires. Les mercenaires de la plume. Des instruments médiatiques prêts à vendre leur âme aux plus offrants. Puisque le travail est simple : jongler constamment avec la vérité pour jouer dans la tête des gens. Fussent-ils leur propre père, leur mère, leurs enfants ou leurs petits-enfants. Le lien de convergence des valeurs des Républicains et celles de ces Multinationales meurtrières n'est plus à démontrer. Dans de telles circonstances, nous n’avons pas d’argument pour faire mentir  Giambattista Vico en démontrant que l’humanité ayant accédé à la civilisation, elle n’est pas prête à revenir en arrière, à  retourner vers la barbarie ?