Dans un roman
publié en 1977, dix ans après l’exécution du Che, La Neige brule, l’écrivain français Régis Debray, nous livre un
tableau émouvant de la révolution latino-américaine des années 60-70. Il nous
fait faire la connaissance de Boris. Boris, ce prénom russe se compose de cinq
lettres, comme Régis. C’est un jeune intellectuel frais émoulu du cercle
universitaire parisien, qui débarque à la Havane. Epris de la révolution
cubaine, il se lance avec Carlos, ex-compagnon du Che, et sa compagne Imilla,
dans une aventure qui les conduira tour à tour au Chili, en Argentine et en
Bolivie. Prêts à accourir là où la révolution latino-américaine les réclame. Boris
aime l’action, il en exige. Il est impatient. Or voilà que ses compagnons
planifient, s’entrainent, étudient le terrain avant de se lancer. Le jeune
Français, déçu par ces méthodes jugées temporisatrices, décide de rentrer dans
son pays. Il en a marre d’une révolution qui lui fait perdre son temps. La
majorité de ses amis restés sur le champ
de bataille se font massacrer sauf quelques-uns dont Imilla, la femme de
Carlos. D’origine autrichienne, cette combattante infatigable rentre en Europe.
Son seul objectif, venger son copain assassiné, Carlos. Elle fait appel à Boris.
Ce dernier, prêt à se faire pardonner ses défections et sa tiédeur
révolutionnaire, se met à sa disposition. Mais elle limite la fonction du jeune
intello à celle de chauffeur. L’héroïne veut consommer seule la vengeance de
son homme. Et c’est ainsi qu’elle se présente à l’ambassade où se trouve Anaya,
l’ancien tortionnaire bolivien devenu
diplomate. Sa mission terminée, elle retourne en Amérique latine où elle finit
par se faire abattre elle aussi. Boris-Régis, le survivant rongé par le
remords, continue sa vie d’écrivain à Paris où s’éteint tranquillement sa
passion révolutionnaire.
Le leitmotiv du
roman, La Neige brule, réside dans la
réitération, la persistance, des reproches que les révolutionnaires issus de l’Amérique
latine adressaient constamment à Boris. Son idéalisme excessif, son exaltation
et sa soif permanente d’attention, l’ont poussé à vouloir bruler toutes les
étapes. Il se montre même d’une extrême intolérance envers ceux qui ont des
réserves et prennent des précautions. Quel que soient leurs motifs. Tout nous
force à le classer dans la catégorie de ceux qui sacrifierait n’importe qui
pour préserver leurs intérêts. Derrière une
apparente humilité, une passion accrue pour « la cause révolutionnaire »,
se dresse un juge, mais un juge sévère, implacable.
Avant la
publication de ce roman, Debray avait déjà fait paraitre son premier livre, en
1967, Révolution dans la révolution. L’opuscule
inspiré des idées politiques du Ché, devint immédiatement un best seller. Il a
même été utilisé comme manuel de formation par Che Guevara. Ce catéchisme révolutionnaire
d’à peine une centaine de pages nous livre avec fidélité le credo politique de
Debray. Il y trace un tableau de ce qu’il considère les conditions optimales pour
mener à bien la révolution latino-américaine. Il y souligne deux faits
déterminants selon lui. Premièrement, la notion selon laquelle tout mouvement révolutionnaire,
comme la révolution cubaine, doit partir de la campagne pour ensuite s’étendre
dans les villes. Deuxièmement, et malgré ses critiques de Trotski, il croit,
comme son illustre prédécesseur, à la nécessité d’étendre la révolution indéfiniment
en partant de la création de petits foyers (d’où le foquisme), jusqu'à l’aboutissement
final.
Certains
critiques doutent de l’efficacité absolue des deux positions, la première
notamment, où il cite Cuba en exemple. Fidel Castro, contrairement à la these
de Debray, ne doit pas son triomphe à la seule mobilisation des paysans cubains.
Son intervention a été plutôt une action opportune dans un environnement déjà chauffé
à blanc par un événement politique antérieur. De quoi s’agissait-il exactement
? Le 30 juillet 1957, deux ans avant le
triomphe de la révolution, un jeune étudiant et professeur de 22 ans, Frank Pais, a été assassiné par les
troupes du dictateur cubain Fulgencio Batista. Or ce jeune avait perdu son
frère, un mois plus tôt, abattu par les mêmes criminels. Cet assassinat, la
goutte d’eau qui devait faire déborder le vase, avait provoqué l’indignation
générale. Le chemin de Fidel Castro était, pour ainsi dire, tout tracé.
Il ne faut pas
croire, toutefois, que seule la théorisation de la révolution latino-américaine
induit en erreur chez Debray. Sa pratique aussi posait problème. Si son
intransigeance faisait fi de la prudence, c’est qu’il savait qu’il pouvait
compter sur des personnages très haut placés pour le sortir de ses difficultés.
En témoigne, après sa capture par l’armée bolivienne, peu avant celle du Che, l’intervention très médiatisée de Jean-Paul
Sartre, d’André Malraux, du président français Charles De Gaulle et même du
pape Pie VI, pour le faire libérer. Son mentor politique, Che Guevara, dont il a
livré l’itinéraire à la CIA, ne bénéficierait pas du même privilège. Puisqu’il
a été exécuté.
Un épisode
historique par rapport aux relations d’Haïti avec la France, achève de
démontrer l’inconsistance de Régis Debray, ce présumé défenseur des grandes
causes, passé maitre dans l’art ironique de jongler avec la vérité. En 2003, le
président Jacques Chirac appela Debray à présider une commission pour
déterminer le montant de la somme payée à la France par Haïti, au XIX e siècle,
sous prétexte d’honorer une dette pour son indépendance. L’ecrivain Debray
présente son rapport au chef de l’État français. Il y conclut que dans l’espace
d’une soixantaine d’années, la France a reçu d’Haïti 90 millions de francs or,
ce qui équivaut en 2003 à la somme de 21 milliards de dollars américains. Et l’ex-compagnon
de Che Guevara et de Fidel Castro de conclure que compte tenu du contexte
juridique dans lequel s’est réalisé ce dépouillement, la France n’avait pas
vraiment de dette à rembourser à ce pays dévasté. Et comme pour enfoncer le
clou, écoutons prêcher notre revolutionnaire défroqué du haut de sa tour
d’ivoire, écoutons-le blâmer un peuple dont le crime a consisté à lutter pour
l’éradication de l’esclavage dans le monde, notamment en Amérique : « Nous (les Français et Régis Debray
compris) sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à
cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, pré-moderne et
postmoderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus
intense »*.
La toile de fond
d’un roman étant l’imagination, personne ne songera à en faire une biographie.
Chaque genre, on le sait bien, a ses propres exigences. Mais comment nier qu’un
auteur, quelles qu’en soient les circonstances, est toujours présent dans son
œuvre ? Il est difficile qu’il n’y imprime pas ses caractéristiques
personnelles. Régis Debray, à travers un roman comme La Neige brûle, pourrait difficilement être une exception à la
règle. Ce fils de passionaria voulait sans doute hériter de sa mère, devenir
lui aussi révolutionnaire. Rien de répréhensible ou d’illégitime à cela. D’un
certain point de vue, il s’y est efforcé. Mais la révolution ne fait pas partie
de ces métiers que l’on peut improviser. A l’origine bien disposé,
intellectuellement prêt, ayant sur l’histoire de l’Amérique latine un regard
synoptique, ce qui est un immense avantage, il manquait à Régis Debray l’esprit
de la révolution. Ce renoncement qui exclut toute volonté d’exhibition stérile
et présomptueuse. Surtout quand elle se révèle fatale pour autrui. La fille
d’Ernesto Che Guevara, Aleida Guevara, ne mâche pas ses mots en rappelant le
rôle de Régis Debray dans la capture et l’exécution de son père. La Neige brûle, qui a valu à son
extrêmement ambitieux auteur le prix Femina 1977, semble marquer sa volonté
décisive de rechercher l’absolution de l’histoire. Plus qu’un simple
épanchement du cœur, cette œuvre constitue un véritable examen de conscience,
une confession, où l’auteur choisit délibérément de ne pas se ménager. Peut-être
s’agit-il d’un retour sur soi-même comparable, dans le cas d’Haïti. Car après
le tremblement de terre qui a dévasté ce pays, il s’est présenté à Jacmel,
l’une des villes les plus affectées, pour distribuer des livres de Rabelais et
de Philippe Jaccottet.
*http://mouvdc.canalblog.com/archives/2010/01/17/16549904.html
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