Avec l’indépendance d’Haïti le 1er
janvier 1804, nait en Amérique un cas unique au monde. La première république
noire souveraine des temps modernes. Il est évident qu’elle ne disposait
d’aucun repaire, d’aucun terme de comparaison. La France de l’époque symbolisait
aux yeux de l’Amérique, notamment des Etats-Unis qu’elle avait aidé à se
libérer, et du reste de l’Europe, une référence incontournable. Le rayonnement
de ses lettres, le triomphe de sa révolution, l’universalité des principes qui
s’en dégageaient, en faisaient un phare dans le monde. C’était tout naturellement
que sa langue s’imposait dans toutes les cours européennes et est demeurée
longtemps la langue de la diplomatie. De Varsovie à Athènes, de Berlin à
Moscou, tout le monde voulait parler français. Dans un univers ainsi polarisé, « Les
révolutionnaires (haïtiens) en mal de cohésion sociale » ont
« copi(é) le seul modèle qui s’offrit à leur intelligence », celui
des maitres qu’ils avaient vaincus, comme l’a si clairement exprimé
l’anthropologue haïtien Jean-Price Mars.
Mais ces Haïtiens eux-mêmes, étaient le produit
des esclaves venus du Dahomey, de la Guinée, du Bénin, du Sénégal, et parlaient
des langues diverses. Pourquoi les faisait-on venir d’horizons si distincts ?
Par calcul. En ignorant les langues et les cultures les uns des autres, en
provenant de tribus différentes, ils ne risqueraient pas de se liguer entre eux
pour affecter les intérêts de leurs oppresseurs et s’en libérer. Mais l’homme
est un animal social. Son besoin de communication est inné. De cette nécessité
vitale, de ce désir de contact avec l’autre naquit le créole. Cette langue
s’est tissée grâce au français que les esclaves guettaient des lèvres de leurs
maitres et aux nombreux dialectes africains des tribus dont les ressortissants
étaient jetés sur les côtes d’Haïti. Elle est donc relativement jeune. Mais
elle a souffert d’un handicap. Les maitres ne valorisaient que leur propre
langue. Tout ce qui ne leur appartenait pas, langue, religion et couleur était
différent, barbare. Les Grecs et les Romains antiques ne jugeaient pas autrement
ce qui faisait son apparition hors des murs de leur cité. En tout cas,
l’étymologie du terme barbare ne fait que le confirmer. Comment l’esclave qui
se regardait avec les yeux du maitre, ne succomberait-ils pas à la tentation de
reproduire son système de valeur ? Comment saurait-il éviter de sombrer dans
cette crise d’identité frisant l’aliénation ? Celle qui vous porte à ne vous
regarder qu’à travers le prisme de l’autre ? Cette déconstruction mentale,
ce conflit individuel, était d’autant plus grave et profond, qu’aucune campagne
d’éducation efficace n’a jamais été mise sur pied pour en éradiquer les séquelles.
De sorte que le mal se perpétue. Haïti n’ayant pas été le seul pays à éprouver
cette autocensure, c’est au nom de millions d’hommes que parlait Frantz Fanon dans
cette analyse géniale intitulée Peau
noire et masques blancs. Pour se distinguer de leur propre groupe
d’appartenance, ceux qui parlaient le créole étaient les premiers à le
dénigrer.
C’était évident que tant que le modèle à suivre arriverait de l’extérieur, la situation risquait de ne pas s’améliorer. Car comment demander à des puissances colonisatrices de reconnaitre et de valoriser une nation née d’une victoire sur le colonialisme et sur l’esclavage ? Comment leur demander de précipiter la fin de cet esclavage dans lequel puisait sa sève la révolution industrielle ? Est-ce pour rien que la France a attendu 20 ans avant de reconnaitre l’indépendance d’Haïti 44 ans avant d’abolir l’esclavage sur ses territoires ? Est-ce par hasard que les Etats-Unis aient libéré ses esclaves 59 ans après l’indépendance d’Haïti ? Le Vatican lui-même n’a couru le risque de signer un concordat avec Haïti qu’en 1860. Soit 56 ans après sa libération.
Ce contexte d’un XIXème siècle profondément marqué
par l’ethnocentrisme était favorable à l’apparition de l’anthropologie physique.
Cette étape sombre dans l’histoire de l’anthropologie. En effet, c’est l’époque
où le mythe, la pseudoscience dénommée la phrénologie (ou craniologie) faisait
son entrée dans le monde. Une discipline qui défrayait la chronique en prétendant
établir comme un principe objectif que le caractère et les fonctions
intellectuelles d’un individu sont déterminés par la forme de son crâne. Mais l’anthropologie
culturelle est venue à la rescousse. Dès lors, rien d’étonnant que l’un des pionniers
de cette face lumineuse de la discipline mentionnée ait été un Haïtien, Anténor
Firmin. Ce qui peut-être explique paradoxalement que son œuvre majeur dans le
domaine, De l’égalité des races humaines,
publiée en 1885, ait connu un ostracisme complet pendant plus d’un siècle.
Au milieu de ces péripéties séculaires, les
intellectuels haïtiens se sont vus confrontés à un grave dilemme. Comment
orienter l’éducation dans le pays ? À partir du français ou du
créole ? Le français, d’une part, représentait la langue du maitre, celle
dont la valeur est attestée par le nombre de locuteurs et l’engouement qu’elle
suscite parmi les nations les plus avancées. Le français représente donc une
véritable fenêtre ouverte sur le monde après avoir été un butin de guerre, une
arme de combat pour les esclaves libérés eux-mêmes. D’autre part, le créole,
langue jeune, méprisée par le colonisateur comme inférieure, ne présageait rien
de favorable pour des relations soutenues de ses locuteurs avec le reste du
monde.
Mais dans ce conflit inégal, où doit-on chercher
la vérité ?
Avant toute discussion, peut-être faudrait-il rappeler aux Haïtiens eux-mêmes qu’aucun critère strictement linguistique ne permet de distinguer une langue d’un dialecte ou d’un patois, ces deux derniers termes n’ayant qu’une charge péjorative. C’est pourquoi, seuls les critiques agressifs, dans leur accès de colère y ont recours pour intimider leurs interlocuteurs timorés. Ainsi que l’a fait ce journaliste dominicain, Julio Gautreau qui, pour contester la création d’une chaire de créole proposée par l’Université Autonome de Santo Domingo, parlait du créole comme d’« un patois, (d’) un jargon confus des Haïtiens ».
Comme les systèmes linguistiques ne se différencient pas des systèmes culturels, on peut appliquer aux premiers certaines conditions des seconds. Or « la vraie leçon à tirer de l’anthropologie culturelle est plutôt que, pour affirmer qu’une culture est supérieure à une autre, il faut fixer des paramètres. C’est une chose de définir ce qu’est une culture, et une autre de dire sur la base de quels paramètres nous la jugeons ». (À reculons comme une écrevisse, Umberto Eco, Grasset, Paris 2006, pp. 274-275)
En laissant de coté ces discussions oiseuses, sans
compliquer inutilement le débat, on peut parler de la langue maternelle des Haïtiens
en ayant recours à un concept mathématique. Qui a jamais pu résoudre une équation
du second degré avant d’en savoir résoudre du premier degré ? On part
de ce qui est connu pour déterminer ce qui est inconnu. On ne peut bien
apprendre une discipline nouvelle qu’en s’appuyant sur ce qu’on en sait déjà.
Le créole semble dans ce contexte, l’instrument le plus efficace pour assimiler
rationnellement d’autres connaissances y compris celle du français. Ce même
raisonnement vaut aussi pour les langues autochtones du Canada, des Etats-Unis
ou d’ailleurs. De nombreuses études révèlent en effet que les enfants
apprennent beaucoup mieux dans leur langue maternelle que dans n’importe quelle
autre. Y aurait-il un concept d’enfant dont seraient exclus les enfants
haïtiens ? En tout cas, voilà d’importants sujets de méditations et
d’analyses pour les didacticiens et les pédagogues de tous les horizons.