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mercredi 18 juillet 2012

Régis Debray : nostalgie et exhibitionnisme d'un révolutionnaire moderne

Si quelquefois le pouvoir rend fou, il n’y a pas que ceux qui l’exercent qui courent un tel risque.  Ceux qui gravitent autour, peuvent avoir du mal à garder longtemps la tête froide. Certains se lancent quelquefois avec une telle ardeur dans leur quête de pouvoir qu’ils sont capables de tout chambarder sur leur passage. Derrière un idéal souvent parfaitement noble et légitime, ils construisent d’immenses châteaux de cartes dont la fragilité expose surtout les autres. Ceux qui osent, ceux qui s’exposent à s’y abriter. L’Amérique latine post-castriste regorge de cas de cette sorte. Dans cette immense galerie où défilent côte à côte, où se confondent presque, héros et antihéros, quelle place réserver au philosophe et romancier français Régis  Debray ?

Dans un roman publié en 1977, dix ans après l’exécution du Che, La Neige brule, l’écrivain français Régis Debray, nous livre un tableau émouvant de la révolution latino-américaine des années 60-70. Il nous fait faire la connaissance de Boris. Boris, ce prénom russe se compose de cinq lettres, comme Régis. C’est un jeune intellectuel frais émoulu du cercle universitaire parisien, qui débarque à la Havane. Epris de la révolution cubaine, il se lance avec Carlos, ex-compagnon du Che, et sa compagne Imilla, dans une aventure qui les conduira tour à tour au Chili, en Argentine et en Bolivie. Prêts à accourir là où la révolution latino-américaine les réclame. Boris aime l’action, il en exige. Il est impatient. Or voilà que ses compagnons planifient, s’entrainent, étudient le terrain avant de se lancer. Le jeune Français, déçu par ces méthodes jugées temporisatrices, décide de rentrer dans son pays. Il en a marre d’une révolution qui lui fait perdre son temps. La majorité de ses amis restés sur le champ  de bataille se font massacrer sauf quelques-uns dont Imilla, la femme de Carlos. D’origine autrichienne, cette combattante infatigable rentre en Europe. Son seul objectif, venger son copain assassiné, Carlos. Elle fait appel à Boris. Ce dernier, prêt à se faire pardonner ses défections et sa tiédeur révolutionnaire, se met à sa disposition. Mais elle limite la fonction du jeune intello à celle de chauffeur. L’héroïne veut consommer seule la vengeance de son homme. Et c’est ainsi qu’elle se présente à l’ambassade où se trouve Anaya, l’ancien tortionnaire  bolivien devenu diplomate. Sa mission terminée, elle retourne en Amérique latine où elle finit par se faire abattre elle aussi. Boris-Régis, le survivant rongé par le remords, continue sa vie d’écrivain à Paris où s’éteint tranquillement sa passion révolutionnaire.

Le leitmotiv du roman, La Neige brule, réside dans la réitération, la persistance, des reproches que les révolutionnaires issus de l’Amérique latine adressaient constamment à Boris. Son idéalisme excessif, son exaltation et sa soif permanente d’attention, l’ont poussé à vouloir bruler toutes les étapes. Il se montre même d’une extrême intolérance envers ceux qui ont des réserves et prennent des précautions. Quel que soient leurs motifs. Tout nous force à le classer dans la catégorie de ceux qui sacrifierait n’importe qui pour préserver leurs intérêts.  Derrière une apparente humilité, une passion accrue pour « la cause révolutionnaire », se dresse un juge, mais un juge sévère, implacable.

Avant la publication de ce roman, Debray avait déjà fait paraitre son premier livre, en 1967, Révolution dans la révolution. L’opuscule inspiré des idées politiques du Ché, devint immédiatement un best seller. Il a même été utilisé comme manuel de formation par Che Guevara. Ce catéchisme révolutionnaire d’à peine une centaine de pages nous livre avec fidélité le credo politique de Debray. Il y trace un tableau de ce qu’il considère les conditions optimales pour mener à bien la révolution latino-américaine. Il y souligne deux faits déterminants selon lui. Premièrement, la notion selon laquelle tout mouvement révolutionnaire, comme la révolution cubaine, doit partir de la campagne pour ensuite s’étendre dans les villes. Deuxièmement, et malgré ses critiques de Trotski, il croit, comme son illustre prédécesseur, à la nécessité d’étendre la révolution indéfiniment en partant de la création de petits foyers (d’où le foquisme), jusqu'à l’aboutissement final.

Certains critiques doutent de l’efficacité absolue des deux positions, la première notamment, où il cite Cuba en exemple. Fidel Castro, contrairement à la these de Debray, ne doit pas son triomphe à la seule mobilisation des paysans cubains. Son intervention a été plutôt une action opportune dans un environnement déjà chauffé à blanc par un événement politique antérieur. De quoi s’agissait-il exactement ?  Le 30 juillet 1957, deux ans avant le triomphe de la révolution, un jeune étudiant et professeur de 22 ans, Frank Pais, a été assassiné par les troupes du dictateur cubain Fulgencio Batista. Or ce jeune avait perdu son frère, un mois plus tôt, abattu par les mêmes criminels. Cet assassinat, la goutte d’eau qui devait faire déborder le vase, avait provoqué l’indignation générale. Le chemin de Fidel Castro était, pour ainsi dire, tout tracé.

Il ne faut pas croire, toutefois, que seule la théorisation de la révolution latino-américaine induit en erreur chez Debray. Sa pratique aussi posait problème. Si son intransigeance faisait fi de la prudence, c’est qu’il savait qu’il pouvait compter sur des personnages très haut placés pour le sortir de ses difficultés. En témoigne, après sa capture par l’armée bolivienne, peu avant celle du Che,  l’intervention très médiatisée de Jean-Paul Sartre, d’André Malraux, du président français Charles De Gaulle et même du pape Pie VI, pour le faire libérer. Son mentor politique, Che Guevara, dont il a livré l’itinéraire à la CIA, ne bénéficierait pas du même privilège. Puisqu’il a été exécuté.

Un épisode historique par rapport aux relations d’Haïti avec la France, achève de démontrer l’inconsistance de Régis Debray, ce présumé défenseur des grandes causes, passé maitre dans l’art ironique de jongler avec la vérité. En 2003, le président Jacques Chirac appela Debray à présider une commission pour déterminer le montant de la somme payée à la France par Haïti, au XIX e siècle, sous prétexte d’honorer une dette pour son indépendance. L’ecrivain Debray présente son rapport au chef de l’État français. Il y conclut que dans l’espace d’une soixantaine d’années, la France a reçu d’Haïti 90 millions de francs or, ce qui équivaut en 2003 à la somme de 21 milliards de dollars américains. Et l’ex-compagnon de Che Guevara et de Fidel Castro de conclure que compte tenu du contexte juridique dans lequel s’est réalisé ce dépouillement, la France n’avait pas vraiment de dette à rembourser à ce pays dévasté. Et comme pour enfoncer le clou, écoutons prêcher notre revolutionnaire défroqué du haut de sa tour d’ivoire, écoutons-le blâmer un peuple dont le crime a consisté à lutter pour l’éradication de l’esclavage dans le monde, notamment en Amérique :  « Nous (les Français et Régis Debray compris) sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, pré-moderne et postmoderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus intense »*.

La toile de fond d’un roman étant l’imagination, personne ne songera à en faire une biographie. Chaque genre, on le sait bien, a ses propres exigences. Mais comment nier qu’un auteur, quelles qu’en soient les circonstances, est toujours présent dans son œuvre ? Il est difficile qu’il n’y imprime pas ses caractéristiques personnelles. Régis Debray, à travers un roman comme La Neige brûle, pourrait difficilement être une exception à la règle. Ce fils de passionaria voulait sans doute hériter de sa mère, devenir lui aussi révolutionnaire. Rien de répréhensible ou d’illégitime à cela. D’un certain point de vue, il s’y est efforcé. Mais la révolution ne fait pas partie de ces métiers que l’on peut improviser. A l’origine bien disposé, intellectuellement prêt, ayant sur l’histoire de l’Amérique latine un regard synoptique, ce qui est un immense avantage, il manquait à Régis Debray l’esprit de la révolution. Ce renoncement qui exclut toute volonté d’exhibition stérile et présomptueuse. Surtout quand elle se révèle fatale pour autrui. La fille d’Ernesto Che Guevara, Aleida Guevara, ne mâche pas ses mots en rappelant le rôle de Régis Debray dans la capture et l’exécution de son père. La Neige brûle, qui a valu à son extrêmement ambitieux auteur le prix Femina 1977, semble marquer sa volonté décisive de rechercher l’absolution de l’histoire. Plus qu’un simple épanchement du cœur, cette œuvre constitue un véritable examen de conscience, une confession, où l’auteur choisit délibérément de ne pas se ménager. Peut-être s’agit-il d’un retour sur soi-même comparable, dans le cas d’Haïti. Car après le tremblement de terre qui a dévasté ce pays, il s’est présenté à Jacmel, l’une des villes les plus affectées, pour distribuer des livres de Rabelais et de Philippe Jaccottet.

*http://mouvdc.canalblog.com/archives/2010/01/17/16549904.html




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