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samedi 30 mars 2013

DU RACISME AUX DOUANES CANADIENNES ?


« L’homme est un animal à mousquet » (Anatole France)

Par Renos Dossous

Trois incidents confrontés par un même citoyen remettent clairement en question le professionnalisme des agents de douane du Canada. Le premier s’est déroulé à Lacolle sur la frontière États-Unis - Québec, le deuxième à l’aéroport Pearson de Toronto et le plus récent, à l’aéroport international d’Ottawa.

Dans le premier cas, une agente de la douane (oui, une femme), allant au delà de l’autorité que lui confère son poste, intercepte de façon abrupte un voyageur pour vérifier son équipage. Si la vérification en soi n’est pas dénuée de légitimité, le geste était grossier et injustifié.  Mais le voyageur en question n’ayant rien à cacher, suivit les consignes, répondit aux questions, même aux plus insidieuses. Il n’a pu s’empêcher cependant de s’enquérir des raisons de ce traitement spécial dont lui seul faisait l’objet.  « Ces raisons, vous les connaissez parfaitement, Monsieur », lui répondit-on. Et aujourd’hui encore, il attend de les découvrir.  Après deux ou trois appels téléphoniques agrémentés de tout le dramatisme d’un mauvais roman, l’agente en question lui permit de regagner le car de Greyhound qui a du attendre toute la durée de cette opération ubuesque. C’était en 2010.

Le deuxième incident arriva à l’aéroport Pearson de Toronto, en janvier 2013. Cette fois-là, le même citoyen, revenant du Mexique, entre dans la section réservée à la douane. Plusieurs autres voyageurs circulent devant et derrière lui. Distrait, il ne se rend même pas compte de la position exacte de l’agent qui devait s’occuper de lui car il y en avait plusieurs. Tandis qu’il se dirige vers une agente disponible, assise en face de lui, un autre placé latéralement le retient vigoureusement par le bras gauche. Exactement comme il ferait pour un délinquant qui risquerait de s’enfuir. Il happe le passeport de la main du client, en retire le formulaire et le rend à son propriétaire. Malgré la surprise provoquée par cette agression du personnage en uniforme, le voyageur se montra prudent et réservé. Tournant le dos à cet agent, il  s’adressa enfin à la collègue de ce dernier. « Pourriez-vous m’indiquer, Madame, l’espace réservé aux correspondances? Je vais à Ottawa. » Cette belle dame voulant sans doute se montrer solidaire de son collègue dans l’indécence,  jeta un regard de dédain sur le client tout en lui offrant une réponse qui ne saurait être plus révélatrice. « Ne savez-vous pas lire, Monsieur? Vous n’avez qu’à prendre le couloir de gauche ». C’est à se demander si cette dame très élégante dans son uniforme aura le temps d’apprendre un jour que la solidarité dans le délit ou le crime n’est pas une vertu?

Le troisième incident dériva de la carence totale d’éducation d’une autre agente. Cette fois, à l’aéroport d’Ottawa. Mardi 26 mars 2013, onze heures du soir. Notre voyageur, le même, arrive de la République dominicaine (Sunwing). Il pénètre dans l’aire de la douane. La douane, décidément! Tout s’était très bien passé jusqu’au moment de rendre le fameux questionnaire destiné aux vérifications de cette institution.  Une autre dame, toute raide dans son camouflage, pour ainsi dire, entourée pourtant d’une demi-douzaine de collègues masculins bien musclés, arracha littéralement le passeport des mains de l’intéressé pour en sortir le document qui justifie son travail. Une fois terminé, elle le lui rendit et observait déjà de l’autre côté. Comme si son geste était le plus normal du monde.

Un passager qui se respecte et respecte la loi, qu’il soit noir, latino, autochtone ou autre, jusqu’à preuve du contraire, a le droit de s’estimer au dessus de tout soupçon. Dans le cas qui nous concerne, la seule différence entre notre voyageur et les autres, c’est que précisément il est noir. Et comme il n’existe aucun concept d’être humain dont un des groupes susmentionnés soit exclu, notre voyageur s’interroge encore. En tout cas, une seule chose ne laisse pas de doute dans son esprit. Un employé possède tous les droits du monde de ne pas aimer son travail. Et personne ne peut lui ôter la liberté de se recycler, de changer. Mais quand on est payé pour accomplir une tache, ne pas le faire ou le faire mal, quand on peut faire mieux, c’est frauder à la fois l’État et les citoyens. Pour le fonctionnement équilibré de notre société, espérons avec ferveur que l’Agence des services frontaliers du Canada qui embauche les individus qui la représentent auprès du public, des clients à qui ces agents doivent leur salaire, se montrera plus sélectif. Tout le monde n’a pas la faculté de comprendre la logique de cette cooccurrence inéluctable à savoir que tout comme il n’y a pas de professeur sans étudiant, il n’y a pas d’agent de douane sans client.

Nota.

Une protestation formelle (de l’intéressé) – liée au cas de Toronto - a été adressée à ce sujet à l’Agence des services frontaliers du Canada dont la réaction se fait encore attendre.

 

dimanche 19 août 2012

L'avenir du créole est-il lié à celui du peuple en Haiti ?

Le créole haïtien représente une de ces langues jeunes sur la valeur de laquelle plusieurs intellectuels, en Haïti même, ont du mal à se mettre d’accord. C’est à se demander d’où vient cette résistance, cette hystérie collective, en Haïti et ailleurs, qui consiste à nier au créole - malgré son statut de langue officielle au même titre que le français -  la place qui lui correspond dans le patrimoine culturel du monde moderne.  Les linguistes de toutes les tendances reconnaissent que chaque langue projette une vision du monde déterminée, une cosmovision qui particularise ses locuteurs par rapport à ceux des autres langues. Y aurait-il une caractéristique du créole haïtien qui refléterait l’alourdissement, l’inhibition, la paralysie de ce peuple à se structurer, à se prendre en main ? Pour répondre à cette question importante, interrogeons la sémiotique. Cette vaste discipline que Charles Sanders Pierce distingue de la sémiologie, englobe aussi la linguistique. Elle se définit, rappelons-le, comme la science de la production, de la codification et de la communication des signes.

Avec l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804, nait en Amérique un cas unique au monde. La première république noire souveraine des temps modernes. Il est évident qu’elle ne disposait d’aucun repaire, d’aucun terme de comparaison. La France de l’époque symbolisait aux yeux de l’Amérique, notamment des Etats-Unis qu’elle avait aidé à se libérer, et du reste de l’Europe, une référence incontournable. Le rayonnement de ses lettres, le triomphe de sa révolution, l’universalité des principes qui s’en dégageaient, en faisaient un phare dans le monde. C’était tout naturellement que sa langue s’imposait dans toutes les cours européennes et est demeurée longtemps la langue de la diplomatie. De Varsovie à Athènes, de Berlin à Moscou, tout le monde voulait parler français. Dans un univers ainsi polarisé, « Les révolutionnaires (haïtiens) en mal de cohésion sociale » ont « copi(é) le seul modèle qui s’offrit à leur intelligence », celui des maitres qu’ils avaient vaincus, comme l’a si clairement exprimé l’anthropologue haïtien Jean-Price Mars.

Mais ces Haïtiens eux-mêmes, étaient le produit des esclaves venus du Dahomey, de la Guinée, du Bénin, du Sénégal, et parlaient des langues diverses. Pourquoi les faisait-on venir d’horizons si distincts ? Par calcul. En ignorant les langues et les cultures les uns des autres, en provenant de tribus différentes, ils ne risqueraient pas de se liguer entre eux pour affecter les intérêts de leurs oppresseurs et s’en libérer. Mais l’homme est un animal social. Son besoin de communication est inné. De cette nécessité vitale, de ce désir de contact avec l’autre naquit le créole. Cette langue s’est tissée grâce au français que les esclaves guettaient des lèvres de leurs maitres et aux nombreux dialectes africains des tribus dont les ressortissants étaient jetés sur les côtes d’Haïti. Elle est donc relativement jeune. Mais elle a souffert d’un handicap. Les maitres ne valorisaient que leur propre langue. Tout ce qui ne leur appartenait pas, langue, religion et couleur était différent, barbare. Les Grecs et les Romains antiques ne jugeaient pas autrement ce qui faisait son apparition hors des murs de leur cité. En tout cas, l’étymologie du terme barbare ne fait que le confirmer. Comment l’esclave qui se regardait avec les yeux du maitre, ne succomberait-ils pas à la tentation de reproduire son système de valeur ? Comment saurait-il éviter de sombrer dans cette crise d’identité frisant l’aliénation ? Celle qui vous porte à ne vous regarder qu’à travers le prisme de l’autre ? Cette déconstruction mentale, ce conflit individuel, était d’autant plus grave et profond, qu’aucune campagne d’éducation efficace n’a jamais été mise sur pied pour en éradiquer les séquelles. De sorte que le mal se perpétue. Haïti n’ayant pas été le seul pays à éprouver cette autocensure, c’est au nom de millions d’hommes que parlait Frantz Fanon dans cette analyse géniale intitulée Peau noire et masques blancs. Pour se distinguer de leur propre groupe d’appartenance, ceux qui parlaient le créole étaient les premiers à le dénigrer.

C’était évident que tant que le modèle à suivre arriverait de l’extérieur, la situation risquait de ne pas s’améliorer. Car comment demander à des puissances colonisatrices de reconnaitre et de valoriser une nation née d’une victoire sur le colonialisme et sur l’esclavage ? Comment leur demander de précipiter la fin de cet esclavage dans lequel puisait sa sève la révolution industrielle ? Est-ce pour rien que la France a attendu 20 ans avant de reconnaitre l’indépendance d’Haïti 44 ans avant d’abolir l’esclavage sur ses territoires ? Est-ce par hasard que les Etats-Unis aient libéré ses esclaves 59 ans après l’indépendance d’Haïti ? Le Vatican lui-même n’a couru le risque de signer un concordat avec Haïti qu’en 1860. Soit 56 ans après sa libération.
Ce contexte d’un XIXème siècle profondément marqué par l’ethnocentrisme était favorable à l’apparition de l’anthropologie physique. Cette étape sombre dans l’histoire de l’anthropologie. En effet, c’est l’époque où le mythe, la pseudoscience dénommée la phrénologie (ou craniologie) faisait son entrée dans le monde. Une discipline qui défrayait la chronique en prétendant établir comme un principe objectif que le caractère et les fonctions intellectuelles d’un individu sont déterminés par la forme de son crâne. Mais l’anthropologie culturelle est venue à la rescousse. Dès lors, rien d’étonnant que l’un des pionniers de cette face lumineuse de la discipline mentionnée ait été un Haïtien, Anténor Firmin. Ce qui peut-être explique paradoxalement que son œuvre majeur dans le domaine, De l’égalité des races humaines, publiée en 1885, ait connu un ostracisme complet pendant plus d’un siècle.

Au milieu de ces péripéties séculaires, les intellectuels haïtiens se sont vus confrontés à un grave dilemme. Comment orienter l’éducation dans le pays ? À partir du français ou du créole ? Le français, d’une part, représentait la langue du maitre, celle dont la valeur est attestée par le nombre de locuteurs et l’engouement qu’elle suscite parmi les nations les plus avancées. Le français représente donc une véritable fenêtre ouverte sur le monde après avoir été un butin de guerre, une arme de combat pour les esclaves libérés eux-mêmes. D’autre part, le créole, langue jeune, méprisée par le colonisateur comme inférieure, ne présageait rien de favorable pour des relations soutenues de ses locuteurs avec le reste du monde.
Mais dans ce conflit inégal, où doit-on chercher la vérité ?

Avant toute discussion, peut-être faudrait-il rappeler aux Haïtiens eux-mêmes qu’aucun critère strictement linguistique ne permet de distinguer une langue d’un dialecte ou d’un patois, ces deux derniers termes n’ayant qu’une charge péjorative. C’est pourquoi, seuls les critiques agressifs, dans leur accès de colère y ont recours pour intimider leurs interlocuteurs timorés. Ainsi que l’a fait ce journaliste dominicain, Julio Gautreau qui, pour contester la création d’une chaire de créole proposée par l’Université Autonome de Santo Domingo, parlait du créole comme d’« un patois, (d’) un jargon confus des Haïtiens ».  

Comme les systèmes linguistiques ne se différencient pas des systèmes culturels, on peut appliquer aux premiers certaines conditions des seconds. Or « la vraie leçon à tirer de l’anthropologie culturelle est plutôt que, pour affirmer qu’une culture est supérieure à une autre, il faut fixer des paramètres. C’est une chose de définir ce qu’est une culture, et une autre de dire sur la base de quels paramètres nous la jugeons ». (À reculons comme une écrevisse, Umberto Eco, Grasset, Paris 2006, pp. 274-275)

En laissant de coté ces discussions oiseuses, sans compliquer inutilement le débat, on peut parler de la langue maternelle des Haïtiens en ayant recours à un concept mathématique. Qui a jamais pu résoudre une équation du second degré avant d’en savoir résoudre du premier degré ? On part de ce qui est connu pour déterminer ce qui est inconnu. On ne peut bien apprendre une discipline nouvelle qu’en s’appuyant sur ce qu’on en sait déjà. Le créole semble dans ce contexte, l’instrument le plus efficace pour assimiler rationnellement d’autres connaissances y compris celle du français. Ce même raisonnement vaut aussi pour les langues autochtones du Canada, des Etats-Unis ou d’ailleurs. De nombreuses études révèlent en effet que les enfants apprennent beaucoup mieux dans leur langue maternelle que dans n’importe quelle autre. Y aurait-il un concept d’enfant dont seraient exclus les enfants haïtiens ? En tout cas, voilà d’importants sujets de méditations et d’analyses pour les didacticiens et les pédagogues de tous les horizons.

 Pour Leibniz, la langue est l’un des plus beaux monuments que peut bâtir un peuple. Cela commence de toute évidence par les chefs-d’œuvre graduellement produits dans cette langue qui la fixent et lui donnent sa physionomie propre. Poèmes, chansons, romans, contes, proverbes, sont autant de voies distinctes pour atteindre le même objectif. Dans le cas d’Haïti, le processus cristallisé par le premier roman en créole haïtien, Dezafi, de Frankétienne, s’est initié depuis bien longtemps. Et il ne fait que continuer. Mais cela ne suffira jamais. Il reste un travail périphérique, extralinguistique, à entreprendre pour donner à ce nouveau-né toute la latitude dont il a besoin pour accroitre sa robustesse et prendre la place qui lui correspond. La langue, ce n’est jamais exclusivement la langue. De par sa nature même, elle entre dans le cadre de ce que Marcel Mauss appelle un fait social global. Elle subit l’influence de l’histoire, de la politique, de l’économie, de la culture du peuple qui la parle. Un travail plus approfondi et à plus long terme attend donc d’être réalisé pour donner de la matière à cette langue qui n’aura jamais que le prestige de ses propres locuteurs. Car c’est de cela qu’il s’agit. La génération actuelle des éducateurs et surtout des politiciens haïtiens a-t-elle la volonté et la détermination d’atteindre un si noble objectif ?




jeudi 9 août 2012

Haiti 2012 : le pays ou l'on marche à reculons

Haïti, c’est un galet terne et immobile au bord de la grande rivière en mouvements accélérés que représente le monde d’aujourd’hui! Tout change, tout bouge autour de ce pays. De nombreux gouvernements dans le monde s’accommodent très bien de ces transformations indispensables pour améliorer la vie de leurs citoyens. Mais en plein cœur des Caraïbes, à contrecourant de cette évolution généralisée, il y a un pays qui rétrograde depuis 208 ans. Malgré des alternances d’éclaircies et de nuages sombres, ces rares lueurs d’espoir n’ont généralement été monopolisées que pour le profit d’un petit groupe. Ce n’est pas par hasard que, l’analphabétisme aidant, les politiciens haïtiens préfèrent inviter leurs concitoyens à se réfugier dans un passé désuet, lointain, plutôt qu’à regarder l’avenir en face. L’histoire remplace la politique. Quel meilleur moyen d’asseoir la fiction d’un passé héroïque, figé dans le temps ?

 Il y a des mythes qui ne trompent pas tout le monde et qui ne trompent pas longtemps. Si plus de 50 pour 100  des citoyens de ce pays n’ont pas reçu le pain de l’instruction, ils ne sont pas bêtes pour autant. Ils savent ce qui leur convient. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Recourir au cliché qui voudrait qu’on a le gouvernement qu’on mérite, c’est assumer que les élections se déroulent toujours normalement. Or c’est rarement le cas. Chaque appel aux urnes représente un nouveau défi, une nouvelle aventure où seuls triomphent ceux qui savent frauder, impressionner, terroriser les foules. Cela veut dire une certaine catégorie d’électeurs, mais surtout certains membres des Conseils électoraux. C’est un jeu périlleux où l’intimidation et la peur constituent les pions les plus visibles de l’échiquier politique.

Quand certaines religions recommandent à ce peuple incapable de se nourrir d’avoir autant d’enfants que lui donne le ciel -  chaque enfant est censé naitre avec son pain sous le bras – elles abusent de l’autorité que leur confère la confiance presqu’aveugle de ces exclus. Les politiciens quant à eux réunissent les sans abri pour les haranguer et leur offrir du pain pour des applaudissements. Ils n’abusent pas moins de l’avantage que leur procure la résignation d’un  peuple amputé de sa fierté.

En Haïti, il existe plusieurs méthodes pour camoufler la vénalité, la médiocrité des gouvernants. Voilà pourquoi certains comportements hautement répréhensibles, certaines pratiques universellement condamnables y subsistent comme des phénomènes naturels. C’est peut-être aussi un moyen sûr et efficace d’inspirer la pitié et de forcer la main aux institutions de bienfaisance. Le vestige le plus palpable de l’esclavage dans ce pays de « Négriers d’eux-mêmes » (selon le titre du livre de Jean Casimir), ce sont les « restaveks ». Ces enfants esclaves dont les parents trop pauvres pour s’en occuper, les confient à d’autres plus fortunés. Ce système d’entraide appelé à fournir à l’enfant l’occasion d’améliorer ses conditions d’existence atteint rarement l’objectif visé. Ils sont tout simplement réduits en esclavage. Ce qui fait que ni l’église, ni les politiciens, ni les familles aisées n’ont intérêt à voir appliquer le contrôle de la natalité. Cette armée de citoyens de seconde classe, en guenille, est nécessaire pour préserver certains intérêts. 10 millions d’habitants pour 28 000 kilomètres carrés. C’est beaucoup. Mais est-ce suffisant ?  Car « Il n’y a point de héros sans auditoire ». André Malraux voyait juste. Le statu quo est du côté des privilégiés. Vive la pauvreté !

Dans la Grèce antique ainsi que plus tard à Rome, le héros était un personnage que l’on pouvait rarement confondre avec le reste de la population. Sa  personnalité était si clairement définie que l’histoire ne laissait aucun doute sur son profil. Plus il coupait de têtes et déflorait de femmes, plus sa réputation grandissait. Son devoir lui était dicté par une tradition millénaire qui se moquait des frontières. Seul le camp auquel il appartenait le distinguait d’un autre de sa catégorie. Pour le reste, Hector n’était pas différent d’Achille, ni Prométhée de Zeus, encore moins les Horaces des Curiaces. Dans l’Haïti d’aujourd’hui où la communication n’arrive pas encore à dégourdir tous les esprits, où l’école est un luxe réservé à une élite inconsciente de ses privilèges, peu de politiciens pensent à l’avenir en termes collectifs. Il leur convient plutôt de maintenir et de protéger leurs privilèges à tout prix. C’est pourquoi l’hydre de l’autoritarisme, cette obscénité politique, étend ses tentacules sous des formes subtiles sur le dos de toute une nation. Et plus que nulle part ailleurs, « l’homme (peut s’y définir) un animal à mousquet » (Anatole France).

On a beau se convaincre que l’humanité évolue, doit évoluer, que les méthodes de gouvernement archaïques ont vécu, de telles constatations n’ont de réalité qu’ailleurs. Elles sont récusées par les politiciens haïtiens. Les changements ne semblent valides que sous d’autres latitudes. C’est sans doute pour en retarder l’avènement que l’instruction aussi tarde à se démocratiser dans ce pays caribéen. Ceux qui ont intérêt à ce que rien n’avance savent freiner le progrès et perpétuer la misère pour continuer à construire leur bien-être sur les dépouilles d’une population analphabète. Il faut en effet avoir sombré sous le poids d’une misère intellectuelle et physique considérable pour perdre la capacité de réagir à ce point.

 En effet, les autorités de ce pays tapissé de déchets, des décombres du dernier tremblement de terre (2010), privé d’eau potable et où l’environnement s’est complètement dégradé,  parlent sans rougir du succès d’un soi disant « carnaval des fleurs » qui a paralysé les rares activités productives de ce pays du 29 au 31 juillet.  

L’ex-premier ministre haïtien, Jean Max Bellerive n’hésite pas à affirmer avoir versé plusieurs millions de dollars à une firme dominicaine pour la construction d’un bâtiment devant loger le parlement. L’actuel premier ministre Laurent Lamothe nie catégoriquement cette affirmation. Quelle autre société accueillerait une telle contradiction sans exiger des explications ?  Où sont les millions de dollars ainsi grossièrement soustraits des fonds prévus pour la reconstruction ?

La compagnie brésilienne responsable de la construction de la route Cayes-Jérémie vient de résilier son contrat de 132 millions de dollars. Un projet financé par l’ACDI et la BID. Pourquoi les autorités haïtiennes ne donnent-elles pas une explication sur les raisons de cette décision ? Tout le monde sait que le Brésil fait partie des meilleurs alliés d’Haïti dans sa lutte contre le sous-développement. D’ailleurs, ceux qui parlent de remettre sur pied l’armée d’Haïti - même si le pays n’est pas en guerre - ont prévu de s’adresser à l’Equateur et au Brésil pour la nouvelle armée. Est-ce que les commissions exigées aux Brésiliens, selon une vieille pratique des politiciens haïtiens, dépassent le montant de leur propre devis ?

Haïti aura beau parler de progrès, elle aura beau désirer ce progrès, ses possibilités d’y accéder seront minces. Peu importent les efforts fournis par ceux qui souhaitent sincèrement sa réhabilitation et sa réintégration au sein des peuples civilisés. La mentalité prédatrice, proche de la piraterie et l’absence totale de fierté de ses politiciens font de ceux qui placent leur confiance en eux des naïfs. Un geste simple qui pourrait donner le ton de la volonté de reconstruire le pays pourrait être la légalisation des titres de propriété, l’établissement d’une structure cadastrale méticuleusement étudiée. C’est d’ailleurs le premier gros handicap auquel se heurtent les acteurs de la reconstruction. C’est vrai que cela limiterait la possibilité de dépouiller les paysans de leurs terres, d’expulser arbitrairement au nom d’une déclaration douteuse d’utilité publique, quiconque prétend être maitre de sa propriété. Voilà qui nous ramène drôlement à 1804, l’année de l’indépendance d’Haïti. Rien n’appartenait à personne. Mais tandis qu’un petit groupe très réduit s’emparait des terres, tous allaient se sacrifier pour rembourser les 21 milliards de dollars réclamés par la France pour dédommager ses colons.


dimanche 5 août 2012

COMMUNICATION ET BARBARIE

Le penseur italien Giambattista Vico applique à l’histoire une théorie cyclique selon laquelle   son évolution passerait  par différentes phases, de la barbarie à la civilisation pour finalement revenir à son état initial. La société, conçue évidemment au nom de la défense des intérêts collectifs, représente le lieu privilégié de pareille observation. Thomas Hobbes, prédécesseur de Vico, ne se situe pas très loin de son homologue italien si l’on s’en tient à sa définition de l’État. Mais Hobbes décrit son objet d’étude comme un monstre. Son livre intitulé « Léviathan » doit son nom à une référence biblique où l’on parle d’un monstre doté de pouvoirs immenses. C’est peut-être aussi pour nous informer que le rôle joué par cette entité que nous appelons l’État, s’il est nécessaire quand son fonctionnement se base sur une vision large et globale, risque d’être létal quand elle est fondée sur la défense d’intérêts sectoriels ou individuels. Ce qui ne peut qu’annuler son utilité et lui faire perdre ipso facto toute légitimité aux yeux du citoyen. 
Le roman « Acide sulfurique » d’Amélie Nothomb, nous fait vivre un épisode tragique dans la vie d’un groupe d’individus qui ont signé un contrat pour participer à une émission à la télé. Cette dernière consiste à créer des scènes suffisamment étranges et risquées pour retenir l’attention du public. Ce qui a pour but d’en augmenter la popularité. Mais il n’y a pas de limite dans cette recherche d’émotions fortes même si cela doit provoquer la mort d’un ou de plusieurs participants. On a signé, on va jusqu’au bout. C’est la  condition des investisseurs qui n’hésitent pas à miser sur tous les tableaux. Or il se passe un phénomène incroyable. Quel que soit le degré de répugnance inspirée par les scènes de ce jeu dangereux, le public devient incapable de cesser de les regarder. Il le fait soit pour s’indigner, soit pour critiquer, désapprouver ou souffrir. C’est comme une drogue dont on n’ignore pas les effets pervers mais qu’il est difficile voire impossible d’écarter de son chemin.

L’intoxication médiatique infligée par certaines publicités et certaines propagandes mettra certes du temps à se laisser évaluer avec précision. Mais les spécialistes de la communication ne nous ont jamais caché certaines implications déterminantes de ce phénomène sur la vie moderne. La prochaine campagne présidentielle qui n’a même pas encore commencé aux Etats-Unis, nous en offre déjà un avant-gout. C’est un observatoire privilégié pour juger des effets nocifs de la désinformation sur l’existence de citoyens rarement préparés à l’affronter. Les propagandistes républicains, fers de lance de la campagne d’un Mitt Romney qui n’a pas froid aux yeux, nous font revivre le jeu périlleux décrit dans le roman d’Amélie Nothomb, mais avec en prime une dose de cynisme. En effet, peut-il exister dans un pays, phare de la démocratie dans le monde, une régression aussi flagrante dans le domaine des devoirs civiques que de restreindre la possibilité de voter de plusieurs millions de citoyens ? Peut-on concevoir un meilleur exemple de masochisme que l’applaudissement ou même la simple acceptation de la part des Républicaines de mesures aussi anachroniques que de procéder à des examens vaginaux préalables pour décider si une femme peut avoir ou non le droit de recourir à l’avortement ? Peut-on justifier dans un environnement moral sain la nécessité d’augmenter les impôts sur le revenu des démunis pour diminuer ceux des milliardaires sous prétexte qu’ils sont des créateurs d’emplois ? Peut-on encore assister impassible aux assassinats quotidiens de milliers de citoyens, dont de nombreux enfants, sans aucun droit de critiquer impunément les fabricants d’armes ou la publicité obscène qui vante les mérites de l’instrument qui sème la terreur et le deuil au sein des familles américaines ?

Ce n’est pas faux que partout, nous risquons de trouver des nationalistes obsédés qui, pour camoufler leur ambition de pouvoir - car il n’est point de pays qui ne souhaiterait être la première puissance du monde - font globalement des Etats-Unis le royaume de l’arrogance et de la démesure. Ils ne réalisent pas que dans leur mauvaise foi, ils forcent victimes et bourreaux à entrer dans le même panier. Leur aveuglement total, pour ne pas dire leur manifestation extrême d’ethnocentrisme, leur permet de s’abritent derrière l’amalgame même s’ils sont les premiers à protester énergiquement quand on leur applique la même médecine. Pourtant, il y a de la place pour une réaction plus rationnelle. Elle consiste à dire les choses telles qu’elles se manifestent, sans concession inutile mais sans fausse pudeur.

Dans cet ordre d’idées, pour montrer l’absence totale de scrupule de ceux qui font et défont les gouvernements dans le monde, y compris aux Etats-Unis, on n’a qu’à suivre l’itinéraire des millions qu’ils sont prêts à investir et les diverses raisons pour lesquelles ils le font. Veulent-ils fournir une assurance médicale aux millions de citoyens qui en sont encore privés ? Se prononcent-ils pour la modernisation des infrastructures qui crée des emplois et met fin à la disette qui déshumanise et détruit ceux qui n’ont commis qu’une imprudence : naitre dans un groupe minoritaire ? Finalement, sont-ils partisans d’attribuer à l’État la part qui lui revient dans les profits des citoyens et des institutions afin de justifier son existence ? Non ! Mille fois non ! L’objectif des investissements illimités des grandes compagnies pétrolières, de gaz et minières, des grandes banques et des compagnies pharmaceutiques, entre autres, consiste essentiellement, en plus de contaminer la planète et de réduire toute possibilité d’un rayonnement environnemental optimal, à alimenter les propagandes favorables à leur rapacité. Mais c’est aussi pour prendre en otage citoyens et gouvernements sous toutes les latitudes. À cette fin, ils ont conçu une nouvelle classe de mercenaires. Les mercenaires de la plume. Des instruments médiatiques prêts à vendre leur âme aux plus offrants. Puisque le travail est simple : jongler constamment avec la vérité pour jouer dans la tête des gens. Fussent-ils leur propre père, leur mère, leurs enfants ou leurs petits-enfants. Le lien de convergence des valeurs des Républicains et celles de ces Multinationales meurtrières n'est plus à démontrer. Dans de telles circonstances, nous n’avons pas d’argument pour faire mentir  Giambattista Vico en démontrant que l’humanité ayant accédé à la civilisation, elle n’est pas prête à revenir en arrière, à  retourner vers la barbarie ?






























jeudi 26 juillet 2012

Doit-on rééditer le communisme?


Tel que fonctionnent nos sociétés d’aujourd’hui, nos discours sur la démocratie ont les mêmes effets que la résonnance d’un tonneau vide. Moins il y a de matière, plus il y a de bruit. C’est à en perdre la raison. A force de parler de ce qui n’est, ça et là, qu’une simple ébauche, on finit par perdre de vue l’essence de la démocratie. Le paraitre prend le pas sur l’être. La mode n’étant plus à l’authenticité, il suffit désormais d’un rien pour impressionner la foule. C’est ce qu’Ortega y Gasset a baptisé « La rébellion des masses ». Une espèce de révolution à rebours. Un nivellement par le bas. Une absence complète d’idéal. Mais la démocratie, celle qui a arraché des peuples entiers du joug de la barbarie, celle qui a converti les fondamentalistes naturels que nous sommes, sans exception, en des êtres sociables, tolérants et légitimement ambitieux, semble une disposition particulière de l’esprit à s’ouvrir, à respecter les  règles du jeu même à l’encontre de ses propres intérêts. C’est un échelon supérieur dans la hiérarchie des valeurs.

La démocratie nait et se développe dans la mesure où les acteurs politiques qui prétendent y croire l’alimentent, la font grandir, et vivent en harmonie avec ses préceptes. Si par mauvaise foi, d’aucuns s’avisent d’y voir un impossible, il suffira de leur rappeler que nul ne jure que par elle.

Mais d’où vient ce cynisme scandaleux, ce désaveu aussi flagrant de nos propres valeurs ?

La révolution américaine a enclenché une véritable prise de conscience de l’importance de la justice sociale. La révolution française a voulu la conquérir, l’imposer par la force si nécessaire. Dans les deux cas, l’exploration qui ne s’est pas révélée totalement infructueuse, est restée néanmoins incomplète. Malgré de considérables progrès, la fleur n’a pas eu le temps de s’épanouir. Ils sont nombreux les auteurs qui nous ont fourni leurs constats de succès et d’échecs. Mais un corps étranger, un intrus, vint troubler cette aventure. La révolution industrielle. Elle est venue brouiller toutes les pistes, déplacer tous les repères. Fondée sur l’accumulation de la richesse, sur sa multiplication à outrance, sa préoccupation première consistait à prendre plus efficacement possession de l’espace et du temps. D’un certain point de vue, c’est un immense progrès. Mais dans sa folie furieuse, dans son emportement triomphaliste, elle en est venue à ne plus réaliser qu’au sein même de ces sociétés dont elle prétendait faire le bonheur, elle créait les conditions de la marginalisation d’un groupe, d’une nouvelle classe. Les  prolétaires. Surgis dans la foulée de cette nouvelle dynamique, ces prolétaires exposent le côté sombre, les limites extrêmes de ce nouveau système. Désormais, qui dit révolution industrielle dit nouveaux moyens pour en assurer le succès à tout prix. Ce qui revient à reconnaitre qu’une partie de la famille humaine n’a d’autre destination que celle d’être exploitée par l’autre. Ce n’est  plus l’esclavage, mais ce n’est pas non plus la démocratie tant préconisée. Nous voilà en présence d’un compromis dangereux et immoral !

Puisque l’équilibre, la stabilité sociale ne se construit pas spontanément, quelque chose devait être fait. Avec plus d’urgence encore si l’économie s’en mêlait. Ainsi quand même personne ne le demanderait, « les prolétaires de tous les pays » s’uniraient d’eux-mêmes. Mais l’invitation a été lancée. Ce nouveau moteur, cette nouvelle motivation, à la fois politique et historique, laissait présager de nouveaux horizons, de nouvelles alternatives. Il fallait au moins une compensation à la mesure de cet avortement forcé de la démocratie. Ce fut donc graduellement que nous sommes passés d’un socialisme hésitant, utopique, à la vitesse supérieure dénommée communisme. De sorte que la révolution d’octobre 1917, loin d’être un accident, traduisait un aboutissement, la cristallisation d’un lent et long processus de recherche d’équilibre à la fois social, politique et économique. Comment, dès lors, blâmer les penseurs de tout bord, de n’avoir pas hésité à investir tout leur prestige dans la poursuite de ce rêve humaniste ? Le crime, à ce stade-là, ce n’était pas de vouloir le changement, mais de prétendre que tout allait bien et de contribuer ainsi à la perpétuation d’un cannibalisme moderne, d’assumer comme une fatalité l’idée que « l’homme est un loup pour l’homme » (« homo homini lupus »). Oui, la réalité s’est révélée amère. Ce n’était, au bout du compte, qu’un idéal parmi tant d’autres. Mais il a fallu des années pour le comprendre. Ainsi que le sacrifice de plusieurs millions de vie. Un rêve basé sur la répression, la torture, l’empoisonnement et l’exil aura toujours peu de chance de résoudre quoi que ce soit. On ne surmonte pas un mal en le remplaçant par un plus terrible.

Désormais personne ne nie plus que l’aventure a mal tourné. La chute du mur de Berlin en a attesté avec éloquence. Mais que les penseurs conservateurs et timorés n’applaudissent pas si vite ! Leur réaction la plus honnête consisterait, non pas à rechercher la signification de cet échec communiste qui est on ne peut plus évidente, mais comment on a pu en arriver là. De Platon à Thomas More, d’Auguste Blanqui à Lénine, en passant par Saint-Simon et Karl Marx, les rêves des socialistes étaient convergents. Il fallait sauver l’homme de la machine capitaliste. Un vœu si fervent, une ambition si noble s’invaliderait d’elle-même et définitivement si les conditions qui avaient abouti à la crise d’octobre 1917 s’étaient dissipées. Or la situation s’est aggravée. Les moyens de réduire à son expression minimale toute possibilité de survie de l’être humain, tout en devenant plus subtiles, se sont multipliés. Le communisme a beau être en déclin, la lacune demeure, les vices de notre pseudo-démocratie sautent aux yeux. La nature ayant horreur du vide, à moins d’un revirement dramatique, la prochaine étape de notre quête risque de consister à déterminer le nom du nouveau mouvement qui s’opposera à notre pseudo-démocratie.








mercredi 18 juillet 2012

Régis Debray : nostalgie et exhibitionnisme d'un révolutionnaire moderne

Si quelquefois le pouvoir rend fou, il n’y a pas que ceux qui l’exercent qui courent un tel risque.  Ceux qui gravitent autour, peuvent avoir du mal à garder longtemps la tête froide. Certains se lancent quelquefois avec une telle ardeur dans leur quête de pouvoir qu’ils sont capables de tout chambarder sur leur passage. Derrière un idéal souvent parfaitement noble et légitime, ils construisent d’immenses châteaux de cartes dont la fragilité expose surtout les autres. Ceux qui osent, ceux qui s’exposent à s’y abriter. L’Amérique latine post-castriste regorge de cas de cette sorte. Dans cette immense galerie où défilent côte à côte, où se confondent presque, héros et antihéros, quelle place réserver au philosophe et romancier français Régis  Debray ?

Dans un roman publié en 1977, dix ans après l’exécution du Che, La Neige brule, l’écrivain français Régis Debray, nous livre un tableau émouvant de la révolution latino-américaine des années 60-70. Il nous fait faire la connaissance de Boris. Boris, ce prénom russe se compose de cinq lettres, comme Régis. C’est un jeune intellectuel frais émoulu du cercle universitaire parisien, qui débarque à la Havane. Epris de la révolution cubaine, il se lance avec Carlos, ex-compagnon du Che, et sa compagne Imilla, dans une aventure qui les conduira tour à tour au Chili, en Argentine et en Bolivie. Prêts à accourir là où la révolution latino-américaine les réclame. Boris aime l’action, il en exige. Il est impatient. Or voilà que ses compagnons planifient, s’entrainent, étudient le terrain avant de se lancer. Le jeune Français, déçu par ces méthodes jugées temporisatrices, décide de rentrer dans son pays. Il en a marre d’une révolution qui lui fait perdre son temps. La majorité de ses amis restés sur le champ  de bataille se font massacrer sauf quelques-uns dont Imilla, la femme de Carlos. D’origine autrichienne, cette combattante infatigable rentre en Europe. Son seul objectif, venger son copain assassiné, Carlos. Elle fait appel à Boris. Ce dernier, prêt à se faire pardonner ses défections et sa tiédeur révolutionnaire, se met à sa disposition. Mais elle limite la fonction du jeune intello à celle de chauffeur. L’héroïne veut consommer seule la vengeance de son homme. Et c’est ainsi qu’elle se présente à l’ambassade où se trouve Anaya, l’ancien tortionnaire  bolivien devenu diplomate. Sa mission terminée, elle retourne en Amérique latine où elle finit par se faire abattre elle aussi. Boris-Régis, le survivant rongé par le remords, continue sa vie d’écrivain à Paris où s’éteint tranquillement sa passion révolutionnaire.

Le leitmotiv du roman, La Neige brule, réside dans la réitération, la persistance, des reproches que les révolutionnaires issus de l’Amérique latine adressaient constamment à Boris. Son idéalisme excessif, son exaltation et sa soif permanente d’attention, l’ont poussé à vouloir bruler toutes les étapes. Il se montre même d’une extrême intolérance envers ceux qui ont des réserves et prennent des précautions. Quel que soient leurs motifs. Tout nous force à le classer dans la catégorie de ceux qui sacrifierait n’importe qui pour préserver leurs intérêts.  Derrière une apparente humilité, une passion accrue pour « la cause révolutionnaire », se dresse un juge, mais un juge sévère, implacable.

Avant la publication de ce roman, Debray avait déjà fait paraitre son premier livre, en 1967, Révolution dans la révolution. L’opuscule inspiré des idées politiques du Ché, devint immédiatement un best seller. Il a même été utilisé comme manuel de formation par Che Guevara. Ce catéchisme révolutionnaire d’à peine une centaine de pages nous livre avec fidélité le credo politique de Debray. Il y trace un tableau de ce qu’il considère les conditions optimales pour mener à bien la révolution latino-américaine. Il y souligne deux faits déterminants selon lui. Premièrement, la notion selon laquelle tout mouvement révolutionnaire, comme la révolution cubaine, doit partir de la campagne pour ensuite s’étendre dans les villes. Deuxièmement, et malgré ses critiques de Trotski, il croit, comme son illustre prédécesseur, à la nécessité d’étendre la révolution indéfiniment en partant de la création de petits foyers (d’où le foquisme), jusqu'à l’aboutissement final.

Certains critiques doutent de l’efficacité absolue des deux positions, la première notamment, où il cite Cuba en exemple. Fidel Castro, contrairement à la these de Debray, ne doit pas son triomphe à la seule mobilisation des paysans cubains. Son intervention a été plutôt une action opportune dans un environnement déjà chauffé à blanc par un événement politique antérieur. De quoi s’agissait-il exactement ?  Le 30 juillet 1957, deux ans avant le triomphe de la révolution, un jeune étudiant et professeur de 22 ans, Frank Pais, a été assassiné par les troupes du dictateur cubain Fulgencio Batista. Or ce jeune avait perdu son frère, un mois plus tôt, abattu par les mêmes criminels. Cet assassinat, la goutte d’eau qui devait faire déborder le vase, avait provoqué l’indignation générale. Le chemin de Fidel Castro était, pour ainsi dire, tout tracé.

Il ne faut pas croire, toutefois, que seule la théorisation de la révolution latino-américaine induit en erreur chez Debray. Sa pratique aussi posait problème. Si son intransigeance faisait fi de la prudence, c’est qu’il savait qu’il pouvait compter sur des personnages très haut placés pour le sortir de ses difficultés. En témoigne, après sa capture par l’armée bolivienne, peu avant celle du Che,  l’intervention très médiatisée de Jean-Paul Sartre, d’André Malraux, du président français Charles De Gaulle et même du pape Pie VI, pour le faire libérer. Son mentor politique, Che Guevara, dont il a livré l’itinéraire à la CIA, ne bénéficierait pas du même privilège. Puisqu’il a été exécuté.

Un épisode historique par rapport aux relations d’Haïti avec la France, achève de démontrer l’inconsistance de Régis Debray, ce présumé défenseur des grandes causes, passé maitre dans l’art ironique de jongler avec la vérité. En 2003, le président Jacques Chirac appela Debray à présider une commission pour déterminer le montant de la somme payée à la France par Haïti, au XIX e siècle, sous prétexte d’honorer une dette pour son indépendance. L’ecrivain Debray présente son rapport au chef de l’État français. Il y conclut que dans l’espace d’une soixantaine d’années, la France a reçu d’Haïti 90 millions de francs or, ce qui équivaut en 2003 à la somme de 21 milliards de dollars américains. Et l’ex-compagnon de Che Guevara et de Fidel Castro de conclure que compte tenu du contexte juridique dans lequel s’est réalisé ce dépouillement, la France n’avait pas vraiment de dette à rembourser à ce pays dévasté. Et comme pour enfoncer le clou, écoutons prêcher notre revolutionnaire défroqué du haut de sa tour d’ivoire, écoutons-le blâmer un peuple dont le crime a consisté à lutter pour l’éradication de l’esclavage dans le monde, notamment en Amérique :  « Nous (les Français et Régis Debray compris) sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, pré-moderne et postmoderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus intense »*.

La toile de fond d’un roman étant l’imagination, personne ne songera à en faire une biographie. Chaque genre, on le sait bien, a ses propres exigences. Mais comment nier qu’un auteur, quelles qu’en soient les circonstances, est toujours présent dans son œuvre ? Il est difficile qu’il n’y imprime pas ses caractéristiques personnelles. Régis Debray, à travers un roman comme La Neige brûle, pourrait difficilement être une exception à la règle. Ce fils de passionaria voulait sans doute hériter de sa mère, devenir lui aussi révolutionnaire. Rien de répréhensible ou d’illégitime à cela. D’un certain point de vue, il s’y est efforcé. Mais la révolution ne fait pas partie de ces métiers que l’on peut improviser. A l’origine bien disposé, intellectuellement prêt, ayant sur l’histoire de l’Amérique latine un regard synoptique, ce qui est un immense avantage, il manquait à Régis Debray l’esprit de la révolution. Ce renoncement qui exclut toute volonté d’exhibition stérile et présomptueuse. Surtout quand elle se révèle fatale pour autrui. La fille d’Ernesto Che Guevara, Aleida Guevara, ne mâche pas ses mots en rappelant le rôle de Régis Debray dans la capture et l’exécution de son père. La Neige brûle, qui a valu à son extrêmement ambitieux auteur le prix Femina 1977, semble marquer sa volonté décisive de rechercher l’absolution de l’histoire. Plus qu’un simple épanchement du cœur, cette œuvre constitue un véritable examen de conscience, une confession, où l’auteur choisit délibérément de ne pas se ménager. Peut-être s’agit-il d’un retour sur soi-même comparable, dans le cas d’Haïti. Car après le tremblement de terre qui a dévasté ce pays, il s’est présenté à Jacmel, l’une des villes les plus affectées, pour distribuer des livres de Rabelais et de Philippe Jaccottet.

*http://mouvdc.canalblog.com/archives/2010/01/17/16549904.html




jeudi 5 juillet 2012

Richesse et démocratie en Amérique

De la Démocratie en Amérique, c’est le titre d’une étude du style de gouvernement que se sont donné les Nord-Américains depuis leur indépendance. Ces observations de l’auteur français, Alexis de Tocqueville, résultèrent d’un long périple à travers le Nouveau Monde.  Son objectif était non seulement de découvrir ce qui faisait le succès de cette jeune nation, à peine sortie du giron de l’empire britannique, mais aussi, par un retour des choses, les vertus que l’Europe pouvait tirer de cette tentative réussie. Comme tout système politique, ce modèle a connu des hauts et des bas. Mais en dépit d’errements notoires, il a été administré avec l’expertise et la prudence de chefs qui savent que l’autorité repose davantage sur le respect de normes clairement établies que sur l’application à outrance de la force et de l’intimidation. Car un pays ne devient pas par hasard la première puissance économique mondiale.

D’abord, qu’est-ce que la démocratie ? Jean-Jacques Rousseau en découvre l’essence dans l’aliénation volontaire de la liberté individuelle en faveur de règles équitablement appliquées au sein d’une collectivité. Comment nous convaincre de la justesse d’une telle définition ? En rappelant tout simplement que personne n’a encore conçu un style de gouvernement plus recommandable pour le remplacer. Au contraire, tous les régimes, mêmes les plus oppressifs, en appellent à la démocratie  pour plaider leur cause. Le terme même de démocratie est devenu un symbole triomphant, mais aussi un prétexte pour essayer de justifier toutes les atrocités. C’est l’apparence derrière laquelle on tend à camoufler tous les pièges. La bonne intention dont est pavé l’enfer. Qu’on se souvienne du pléonasme « démocraties populaires » appliqué aux régimes communistes d’après la Seconde Guerre. C’est dans cette même logique que s’inscrit, par exemple, la République démocratique allemande… communiste. Comme si un simple mot pouvait effacer tous les crimes ! 

La semaine dernière, nous avons assisté stupéfaits à la chute, au Paraguay, du gouvernement démocratique de l’évêque catholique Fernando Lugo. Grâce à son élection en 2008, il avait mis fin à une suite interminable de dictatures dont celle d’Alfredo Stroessner, la plus longue, qui avait duré 34 ans. Un record qui a été presque battu par Trujillo en République dominicaine (31 ans) et les Duvalier en Haïti (29 ans). Revenons  à Stroessner ! Hormis ses innombrables assassinats, il était connu aussi pour avoir hébergé des criminels nazis, au Paraguay, parmi lesquels le docteur de la mort, Joseph Mengele. C’est dans ce pays que Fernando Lugo, élu par une vaste coalition de partis et de mouvements politiques, s’était fixé une double priorité. Réformer le système de santé et résoudre le problème des titres des terres dont s’étaient emparés les grands propriétaires. Dans le premier cas, le nouveau président paraguayen avait reçu l’appui de ses alliés et du parlement. Dans le deuxième, comme on peut déjà l’anticiper, il ne pouvait compter ni sur les uns ni sur les autres. Est-ce, d’ailleurs, un secret que les problèmes agraires, en Amérique latine, ont provoqué à travers l’histoire la chute de plus d’un gouvernement ? C’est qu’il est très difficile de forcer des gens qui ont vécu de l’exploitation éhontée de leurs concitoyens, pendant si longtemps, à renoncer brusquement à leurs privilèges. Pour ceux qui ont toujours vécu de rapines et refusent le partage équitable des biens de l’Etat, le statu quo est sacré. La destitution de « l’évêque des pauvres », comme on appelait Fernando Lugo, fait suite, précisément, à une intervention musclée de la police dans un conflit d’invasion de terrain, le 15 juin dernier. 11 civils et 6 policiers ont perdu la vie dans l’incident. Sous couvert d’une mauvaise gestion de la crise par le président, le Sénat a pris l’initiative de cette mesure extrême, un an seulement avant la fin de son mandat commencé en 2008.

La démocratie bafouée une fois de plus ! Mais ne commettons point l’excès de croire que ces contorsions politiques obscènes, destinées à corrompre la démocratie sont l’apanage exclusif des pays sous-développés. 

Certes, à l’exception du Brésil qui, en 2011, a déplacé le Royaume-Uni pour devenir la 6e puissance économique mondiale, il suffirait de faire un petit tour dans le continent pour constater jusqu'à quel point la démocratie se détériore. Certes il y a encore de l’espoir avec des pays comme le Chili, l’Argentine, le Costa Rica, le Mexique, et, même la Colombie, où la guérilla fait tout pour imposer ses propres lois. Mais la démocratie se porte très mal au Venezuela, en République dominicaine et en Haïti. Quant à la Bolivie où 60 % de la population est indigène et vivent sous le seuil de pauvreté, il y a peu de mots pour la qualifier.

Dans le cas de tous les pays mentionnés, « l’argent, le nerf de la guerre », est constamment présent. Les multinationales, qui s’y alimentent de pétrole, de gaz naturel, de minerais de bauxite, d’or, de diamant, entre autres, ont fait de la démocratie leur mot d’ordre tout en reniant ce qui en fait la force : l’être humain. Voilà pourquoi elles n’hésitent pas à pactiser avec les corrompus de ces pays, quand elles ne les corrompent pas elles-mêmes, pour préserver leurs privilèges. C’est sous leur influence que des parlementaires républicains, aux Etats-Unis, militent pour la disparition de toute forme de régulation au sein des institutions financières, cause principale de la faillite de plusieurs banques et entreprises dans ce pays et dans le monde. D’après leur sophisme, le marché, cette entité pourtant abstraite, abandonné à lui-même, peut s’autoréguler de manière que tout aille toujours bien. Si par hasard il se présentait un inconvénient : imposez l’austérité ! Réduisez les emplois ! Limitez les services ! Or nous avons vu le président Obama prendre exactement le contrepied de cette théorie et réinvestir dans des industries automobiles en faillite. Résultats ? Surprenants ! GM après avoir perdu des milliards de dollars, pendant près de cinq ans, grâce à ces nouveaux investissements, a recouvré sa première place dans le monde. Le plan Marshall qui a investi 13 milliards de dollars pour la reconstruction d’une Europe qui ne pouvait même plus payer ses dettes, n’a pas appliqué une méthode différente. L’histoire nous en rappelle les effets bénéfiques. Le prix Nobel d’économie américain, Paul Krugman, a démontré, en prenant l’Europe d’aujourd’hui comme exemple à ne pas suivre, que ce n’est pas l’austérité fiscale, c’est son opposé qui permet la récupération économique. Alors le Canada, ne s’est-il pas trompé de modèle en suivant les derniers de classe tels que les pays européens et les Républicains aux Etats-Unis ?

Face à un comportement comme celui des Républicains aux Etats-Unis, on ne peut plus accepter, sans réserve, l’idée de Tocqueville selon laquelle « l’Amérique présente l’exemple d’une expérience chimiquement pure de la démocratie ». Ce système politique, n’étant pas, comme il l’admet lui-même, « une fin de l’histoire », il est appelé à se renouveler en permanence. Voilà pourquoi, contrairement à ce qu’Alvin Toffler ou Francis Fukuyama semblent suggérer, la démocratie sociale ou, si l’on préfère, « une société plus sage », n’est ni pour demain ni pour après-demain. A moins que l’argent cesse de menacer de prendre la parole à la place des citoyens, notamment des électeurs, dans les Etats américains sous l’égide des Républicains.