Haïti: Introduction
C'est avec la plus grande stupéfaction que la communauté éducative en général, et le secteur privé de l'éducation en particulier, a réalisé ce matin du 22 août 2011 que la Présidence - en collaboration avec le Ministère de l'Education Nationale et de la Formation Professionnelle - MENFP et la communauté internationale - a décidé presque unilatéralement du report de la rentrée scolaire 2011 - 2012 de la date du 5 septembre 2011 au lundi 3 octobre 2011.
Les valeurs et les principes oubliés
Selon ce qui a été compris de divers extraits d'entrevues données à différentes stations de radio, et/ou de déclarations et de rumeurs glanées ici et là, la raison primordiale qui aurait soutenu une telle décision serait liée au fait que la Présidence ne serait pas encore prête à remplir des promesses d'éducation gratuite pour des centaines de milliers d'enfants qui méritent de jouir de leurs droits citoyens, y compris le droit à l'éducation.
Le secteur privé/non public de l'éducation applaudit le principe selon lequel la gouvernance de notre pays, pour la première fois, reconnaît que les aspirations inscrites à la Constitution de 1987 - que chaque haïtien a droit à l'éducation - doivent être mises en oeuvre au profit de chaque citoyen et de chaque enfant de notre pays. Cependant, une décision aussi importante que la date de la rentrée scolaire - détail aussi simple et minime qu'il puisse paraître - une décision aussi importante, disions-nous, aurait pu et aurait dû ne pas être prise à la va-vite, d'une part, et aurait pu et aurait dû être prise en concertation avec ceux qui comptent parmi les premiers concernés: les équipes pédagogiques au sein des écoles. En Haïti, ces équipes pédagogiques travaillent au sein de la majorité des écoles du secteur non public de l'éducation.
Le report de la date de la rentrée scolaire 2011 - 2012 n'est pas un mince détail: cela affecte le pays, la communauté et les citoyens à bien des niveaux. En entendant le message officiel, l'impression qui en restée est que bon nombre de points techniques n'auraient pas été pris en considération. Nous allons en considérer quelques-uns d'importance, comme suit:
1. la perte de jours d'apprentissage des enfants. Le Calendrier officiel 2011 - 2012, diffusé par le MENFP en juillet 2011 prévoyait, du lundi 5 septembre 2011 au 29 juin 2012, un total de 195 jours de classe, se rapprochant déjà beaucoup de la moyenne internationale de 200 jours. Cependant, ces 195 jours de classe incluaient également les 158 jours de travail (i.e. enseignement et apprentissage) et les 37 jours de contrôle. En parlant de jour de travail, il faut aussi considérer le nombre d'heures qu'une école consacre au travail d'enseignement; si elle fonctionne entre 08:00 heures et 13:00 heures (ce que font la majorité d'entre elles), cela fait à peine 4:00 heures et des poussières (en prenant en compte les heures de récréation, par exemple). Ce temps n'est souvent pas suffisant pour couvrir le programme officiel qui prévoit entre 750 et 810 heures d'enseignement/apprentissage par an, rien que pour les classes fondamentales. Si l'école consacre six à sept heures par jour à l'enseignement (ce qu'elle fait avec peine, avec la collaboration des parents), les enfants au sein de cette école sont chanceux.
Quand la décision est prise de reporter la date de la rentrée scolaire au lundi 3 octobre 2011, déjà 20 jours pleins de travail sont perdus pour les enfants, et pour un grand nombre d'équipes pédagogiques, c'est-à-dire les directeurs et les enseignants; c'est une gymnastique douloureuse, risquée, et frustrante que de réorganiser ce qui a été planifié, en termes d'apprentissage, de contenus à privilégier et à laisser de côté. Chacun - équipe pédagogique, parents, enfants, et Ministère de tutelle - s'en retrouve découragé, pour une année encore une fois bâclée...
Le COSPE voudrait également rappeler que c'est la quatrième année consécutive que la rentrée scolaire est reportée: en 2008 - 2009, il fallait être solidaire des communautés accablées par les inondations des quatre fameux cyclones; en 2009 - 2010, c'était les inondations de la ville des Gonaïves, qui retenait notre attention et demandait notre sympathie; en 2010 - 2011, c'était pour permettre à tout un chacun de souffler après une année 2009 - 2010 pleine de bouleversements, post-séisme... Cumulativement, à raison au moins de 20 jours pleins de travail (nous ne compterons pas les jours de travail perdus également pour raisons politiques, électorales, économiques, etc...), sur quatre ans, cela fera 80 jours de formation perdus... Le COSPE laisse à tout un chacun l'opportunité de faire le décompte.
2. la dévalorisation de l'école et du travail qu'elle apporte à la communauté. Dans toute communauté, de par le monde, l'école est un lieu privilégié, à cause de la formation et de l'éducation qu'elle offre à tous les citoyens, quels que soient leur intelligence et/ou leurs talents individuels, à cause de l'espace qu'elle fournit à tout un chacun de se rencontrer, de partager, d'apprendre, d'échanger. C'est le lieu privilégié où les savoirs - culturels, disciplinaires, et sociaux - se transmettent et se renouvellent.
Chez nous, en particulier, pendant ces dernières années, l'école est aussi devenue, pour nombre de familles et d'enfants, un lieu privilégié non seulement pour les connaissances qu'elle apporte aux jeunes, mais également pour la sécurité physique et psychologique qu'elle peut offrir aux enfants et à leurs familles. Notre pays a été bien touché ces dernières années, et nos directeurs comme nos enseignants se sont attachés à répondre du mieux de leurs capacités aux besoins immédiats de la communauté desservie: ainsi, en plus d'être un lieu d'apprentissage, nos écoles se sont transformées aussi en lieu de sécurité émotionnelle à cause de la prise en charge psychologique, lieu de sécurité physique, lieu de découverte du monde, lieu où des explications claires et rationnelles sont fournies pour donner du sens à un monde souvent hostile et injuste... Avec le report de la rentrée scolaire, les enfants vont encore prendre du temps pour revenir à un espace où ils peuvent se sentir bien, et où leurs parents peuvent les y conduire et les laisser en toute sécurité... Ce report inattendu lance un message inapproprié à la communauté: on peut disposer de l'espace scolaire comme on le veut et comme on l'entend, sans tenir compte des vrais besoins de la communauté, et de la nation. Sans coup férir, avec ces reports répétés, les enfants peuvent comprendre que mes besoins - en tant qu'être humain et en tant que futur citoyen - ne sont pas importants! Si, nous - décideurs politiques et responsables au niveau du secteur de l'éducation et au niveau des écoles - ne comprenons pas que les besoins de stabilité, de sécurité des enfants et des jeunes sont prioritaires et ne peuvent être sans cesse différés, nous allons créer des adultes que nous ne reconnaîtrons pas.
Ce qui reste et demeure de ce report, est ce message de déstabilisation qui semble pervertir le rôle unificateur même de l'école. Les portes de l'école peuvent être ouvertes ou fermées, selon les désirs de l'autorité, sans égard pour la notion de stabilité de la communauté, la nécessité de dialogue et de concertation, et sans égard pour les besoins académiques, culturels, et économiques de la majorité...
Chaque report d'une rentrée scolaire augmente, de manière irréversible, les lacunes (qui tendent à devenir chroniques), les incapacités de nos jeunes à réfléchir, la distance qui risque d'être mesurée en année lumière qui nous sépare des autres sociétés du monde. Chaque report transforme davantage nos jeunes, futurs responsables du pays en consommateurs de la technologie et non en producteurs de cette technologie qui appauvrit les pays sans vision de développement. Chaque report confirme chez nos jeunes que s'en aller loin du pays est et restera la seule possibilité de devenir quelqu'un dans la vie. Chaque report contribue à détruire la vision citoyenne que l'école haïtienne s'efforce de mettre en place chez les jeunes.
Les Contraintes Socio-Economiques du Secteur de l'Education et de la Communauté
Le COSPE veut également saisir cette opportunité pour faire ressortir les contre-coups que ce report apporte à la communauté en général, et au secteur de l'éducation en particulier. Le report de la date de la rentrée scolaire va affecter les coûts de l'éducation, à bien des niveaux, et le COSPE veut les citer ci-dessous:
1. les pertes qui affectent l'école, en tant qu'institution. Toute école bien gérée planifie une année scolaire, dans son entièreté, la rentrée scolaire n'étant qu'une première étape dans une conversation de longue durée entre la communauté et l'école. Les fonds collectés par l'école pendant toute l'année alimentent les dépenses de l'école, i.e. les matériels scolaires et didactiques, les matériels fongibles, les obligations légales et fiscales (les redevances fiscales payées à travers la DGI, etc...), et aussi les salaires du personnel de l'école, i.e. les enseignants et le personnel para-scolaire.
Le report de la rentrée scolaire va créer un manque à gagner pour tout un chacun. Les écoles, qui se sont engagées envers enseignants et personnel parascolaire, fournisseurs, et autres partenaires, vont se retrouver sans les fonds nécessaires aux dépenses promises, et avec l'obligation de répondre à ces factures créées : les paiement des traites, les salaires des enseignants, les salaires du personnel parascolaire... Sans compter les efforts consentis autre part (emprunts bancaires et autres modalités financières) par les directions d'école pour remettre sur pied leurs écoles affectées, sur différents plans, par le séisme de 2010.
2. les pertes qui affectent les enseignants, en tant qu'humains et en tant que professionnels. Avec grande difficulté, un nombre limité d'écoles vont faire l'effort de faire face à leurs obligations institutionnelles, et payer les enseignants engagés, même quand tous les fonds ne seraient pas disponibles. Ceci relève du respect dû à tout humain qui répond présent et qui travaille avec un esprit positif, quelles que soient les circonstances. Même quand cela va affaiblir l'institution, les responsables se battront et feront face.
Cependant, nous connaissons tous la réalité de notre milieu, et les difficultés chaque année plus complexes qui affectent les écoles du secteur non public: un grand nombre d'écoles se trouveront coincées à ne pas pouvoir faire face à leurs obligations institutionnelles, et éviteront de payer leur personnel. La logique étant que ne peut être partagé que ce qui est reçu, certains responsables se diront, n'ayant rien reçu, nous ne pouvons rien partager. L'image peut paraître caricaturale ou légère, mais elle traduit la précarité de plus en plus grande qui s'installe dans le secteur de l'éducation: bien dans enseignants, malgré leur bonne volonté, vont se retrouver, eux aussi dans la pénible situation de pas pouvoir faire face à leurs obligations personnelles (loyers à payer, remboursement de dette, etc...) parce qu'ils n'auraient pas reçu leur salaire. Une telle situation a deux effets pervers: celui de ne pas attirer les meilleurs esprits vers la profession éducative, et celui de faire fuir - souvent vers les rangs d'institutions para-éducatives (comme certaines ONGs internationales) - le personnel formé et engagé envers l'éducation et la formation des nouvelles générations. A ce stade, nous nous posons tous les questions suivantes: qui formera les forces vives de la nation? Qui prendra la relève au niveau du secteur de l'éducation? Qui renouvellera les rangs et ouvrira les portes de la connaissance et du savoir pour nos petits Haïtiens?
3. les pertes qui affectent la communauté. L'école en tant qu'institution, et les enseignants en tant que professionnels, ne sont certainement pas les seuls affectés par une telle décision. Si l'école va être affaiblie par cette décision prise à la va-vite, si l'enseignant risque de perdre un mois (ou plus) de salaire, la communauté sera elle-même affectée et ressentira encore plus fort, elle aussi, le pincement de la précarité. Autour de l'école évoluent bon nombre de métiers et de savoir-faire, formels et informels: les tailleurs et couturières ne seront pas payés à temps pour les uniformes qui auront été préparés; les revendeurs auront stocké chaussures, sous-vêtements, chaussettes, sacs d'écoliers, plumiers et le reste, qui resteront empoussiérés sur les étagères et/ou les trottoirs; les chauffeurs, au volant de voitures de transport public, gagneront moins pendant cette période et auront des difficultés à gagner leur vie et à envoyer leurs enfants à l'école... Tout un pan de la population, qui - au-delà des plaintes qu'ils peuvent exprimer - a besoin d'une année scolaire qui démarre et demeure active, car cela rassure que les choses bougent, et que la vie s'en vient...
Et aussi, a-t-on prévu - sur le constat que ni la Présidence, ni les parents ne seraient prêts pour la rentrée scolaire à la date du 5 septembre 2011 - a-t-on prévu des palliatifs ou des encouragements qui, en quatre semaines, vont permettre aux parents en particulier de faire face aux dépenses qu'occasionne chaque rentrée scolaire? Ou à la Présidence et aux techniciens qui l'encadrent de mettre en train le mécanisme et les modalités qui faciliteraient une rentrée scolaire sans faille?
Si nos décideurs politiques prenaient le temps de se retourner vers les enseignants de ce pays, des HEROS vu les conditions dans lesquelles ils vivent, en gardant fièrement la volonté de transformer nos jeunes en citoyens responsables, ces enseignants qui s'oublient, qui se dépassent au profit de nos jeunes, ces enseignants demandeurs de formation en permanence et qui sont pénalisés par leur situation économique, ces enseignants qui sont encore et toujours pénalisés économiquement par les reports de la rentrée des classes, la pratique du report de la rentrée des classes disparaîtrait définitivement de chez nous!
Les requêtes de la communauté éducative
Toute cette longue épître, pour résumer et demander ici, que les décideurs politiques fassent attention à ne pas se précipiter à prendre des décisions parce que cela les arrange eux-mêmes, mais qu'ils prennent en considération la réalité d'un pays jonglant avec toutes sortes de difficultés, et d'un secteur de l'éducation prisonnier involontaire d'actions posées sans qu'il soit consulté. Il faut que les décideurs politiques se fassent l'obligation et prennent la responsabilité de consulter, de dialoguer, de discuter et de travailler directement avec tous les dépositaires d'enjeux afin de prendre des décisions pertinentes et applicables.
Le COSPE, plate-forme de l'éducation qui réunit un certain nombre d'associations du secteur privé de l'éducation souhaiterait qu'attention soit portée à ces différentes demandes, comme suit:
1. la consultation et le dialogue avec le secteur non public de l'éducation. Le secteur non public de l'éducation est devenu témoin d'un espace où tout un chacun, sauf les premiers concernés, porteurs de l'activité éducative, a droit à la parole. Prendre des décisions qui affectent le secteur de l'éducation sans que les opérateurs - qui doivent mettre en oeuvre ces décisions et qui doivent faire obligatoirement preuve de performance - soient consultés, est dangereux et pernicieux pour le milieu. Cela installe une situation de méfiance et un esprit pervers qui ne sont ni profitables ni positifs pour la communauté. Tous les citoyens doivent conjuguer leurs forces et leurs talents pour l'avancement et le développement de ce pays.
2. une rentrée scolaire graduelle. La décision concernant le report de la rentrée scolaire au 3 octobre 2011 ayant déjà été apparemment prise, selon les reportages entendus à partir des médias, le COSPE propose que les écoles soit - au pire !! - plutôt invitées à ouvrir graduellement leurs portes jusqu'à la date du 3 octobre 2011. Le COSPE et ses adhérents comprennent fort bien que les instances étatiques puissent estimer qu'elles ne se sentent pas prêtes à débuter leur propre travail à la date du 5 septembre 2011. Cependant, les écoles qui ont planifié leurs activités pédagogiques à partir du 5 septembre 2011 souhaiteraient commencer à travailler au plus tôt, pour le bien des enfants et de la communauté: les contenus des programmes officiels à couvrir pour l'année demandent ce minimum de temps de travail, soit les 196 jours planifiés par le MENFP
Conclusion
Le COSPE espère que ce plaidoyer portera tous les acteurs, tous les dépositaires d'enjeux de la communauté éducative à prendre le temps de réfléchir et surtout de s'informer de la vraie réalité de l'éducation; pas seulement celle qui affecte les enfants hors du système, qui ont droit à l'éducation, et dont nous parlerons encore dans d'autres circonstances, mais aussi et surtout aux droits de la majorité déjà en classe et prêts à travailler et qui par leur exemple, traceront aussi la voie pour les autres qui viendront grossir les rangs des enfants à éduquer.
Les décisions hâtives et unilatérales, même quand elles partiraient de bonnes raisons, peuvent pervertir une situation déjà difficile. La concertation entre tous, indispensable et nécessaire, est la meilleure modalité qui nous permettra à tous de relever les défis que nous impose notre situation nationale si difficile. Soyons ouverts, soyons courageux: exigeons l'impossible de nous-mêmes et des autres.
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=96704&PubDate=2011-09-02
Commentaire
La manie de l'improvisation n'a pas fini de causer des maux terribles dans ce pays où les professionnels sont de plus en plus l'objet du caprice des politiciens peu informés. Comme l’éducation, en dehors de toute démagogie destinée à épater la galerie, ne fait pas réellement partie de la priorité de ces politiciens eux-mêmes improvisés, il est normal qu'ils en disposent comme d'un instrument politique. Aux éducateurs de ne pas se laisser traîner par le bout du nez! Car qu'on le veuille ou non, vous avez l'avenir de ce pays entre vos mains.
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