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dimanche 20 novembre 2011

Point de vue de l'auteur André Corten

Il y a des années de cela, le livre d'Andre Corten "L'Etat faible" suscitait des débats à l'université et parmi nos intellectuels. Voilà que l'auteur nous revient avec une version enrichie de son travail. Les années et les situations ont évolué. Sommes-nous toujours un Etat faible? Devenu un Etat fragile ou installé dans le statut d'Etat failli? Corten qui jette un regard sur l'île entiere a recours à six eminents specialistes des questions haitiennes et dominicaines pour tirer le portrait de nos deux pays. L'auteur sera parmi nous la semaine prochaine pour vente signature et débats. Dans l'attente, Le Nouvelliste, qui est partenaire de son passage, vous propose ce texte d'André Corten. Pour ouvrir les discussions...

Haïti: Depuis 1950, le revenu par habitant en Haïti ne cesse de stagner. Il a même diminué. Le contraste avec le pays voisin - la République Dominicaine - est saisissant. Alors que vraisemblablement les deux pays avaient un niveau de revenu comparable en 1930, le produit intérieur brut par habitant en République Dominicaine est aujourd'hui 9 fois celui d'Haïti : en valeur constante pour la série, cela fait respectivement 3764$ et 394$. Certes, on peut faire dire un peu n'importe quoi à des statistiques. Si l'on prend l'Indice de développement humain (IDH) qui tient compte notamment de l'éducation et de l'espérance de vie, l'écart est d'ailleurs infiniment moins grand : 0.404 versus 0.663. L'Amérique latine en moyenne a 0.76.
Lors de la première édition de L'État faible. Haïti-République Dominicaine (Montréal, CIDIHCA, 1989) et lors de la deuxième (Santo Domingo, Taller, 1993), les deux pays pouvaient être encore rangés dans la même catégorie d'État faible. Deux facteurs rendaient compte de cette extrême faiblesse : l'indifférenciation sociale (pas de classes, mais une masse paupérisée non structurée) et une économie tournée complètement vers l'exportation. Dans l'édition de 1993 - mais déjà aussi dans le chapitre VII de l'édition de 1989, était pointée du doigt la complexe situation des migrants haïtiens en République Dominicaine qui affaiblissait de part et d'autre les deux pays. La pression internationale pour le respect des droits humains y contribue paradoxalement parfois aussi, comme on le verra dans les textes ajoutés dans la présente édition.
C'est devenu un cliché, Haïti est un État faible. Cela paraît incontestable. Au contraire, en ce qui concerne la République Dominicaine, des faiblesses très grandes subsistent, notamment en matière d'éducation (primaire et secondaire), mais la différence entre les deux pays est flagrante. À tel point qu'on peut se demander : y a-t-il un État en Haïti ?
Cette nouvelle (et troisième) édition de L'État faible (Mémoire d'encrier, 2011) essaie d'aborder de front ces questions capitales. À vrai dire, on pourrait sombrer dans le désespoir tant les facteurs négatifs sont multiples et durables. On peut certes faire valoir la richesse culturelle d'Haïti et son rayonnement international, mais à voir aujourd'hui les terribles et infamantes conditions de vie de 80 % de la population haïtienne et la désolation à laquelle celle-ci est exposée, ce sont des questions sur le sens même de l'humain qui sont posées. J'avais parlé de mal politique.
En effet, dans un livre publié en 2000 - Diabolisation et mal politique : Haïti, misère, religion et politique (Montréal/Paris, CIDIHCA/ Karthala) -, j'ai montré que face à la « désolation » (au sens de Hannah Arendt), les populations parviennent, parfois à travers le prisme religieux, à résister à la déshumanisation. Par contre, devait également être observé que plusieurs élites haïtiennes (et étrangères ?) sont fascinées par la manière dont peuvent être manipulés, notamment à travers des milices, des hommes détruits et prêts à toutes les violences.
Par rapport aux autres pays latino-américains, y compris le voisin dominicain, Haïti n'est pourtant pas un pays spécialement violent malgré l'angoisse et la peur que suscitent les kidnappings. Mais devant la quasi-inexistence de l'État dans plusieurs secteurs et l'incurie persistante des gouvernements, c'est sur le lit de la misère et de la violence que les populations deviennent à des moments imprévus des protagonistes de la vie politique. C'est bousculée par ces irruptions qu'une pseudo classe politique extrêmement manoeuvrière essaie de servir de tampon à certains diktats de la communauté internationale.
De 1982 à 1994, un puissant mouvement social avait fait mouvoir la société. Le coup d'État de Cédras (1991-1994), l'embargo décrété par la communauté internationale et ensuite les mesures d'ajustement imposées par celle-ci ont fait perdre à ce mouvement les acquis que celui-ci avait engrangés parfois de façon mystifiée. Des factions avaient manipulé et corrompu les résidus de ce mouvement.
C'est aujourd'hui l'heure des projets de changement. Certes, sur le plan du pays, des projets doivent être fixés, définis et articulés à des moyens financiers. Les projets ne font pas l'État, mais à un moment, ils représentent la volonté de l'État. Ils doivent porter sur tous les secteurs de la vie nationale. Il est difficile de prévoir comment la conjugaison de la grande myopie de la communauté internationale, la dimension manoeuvrière de certaines élites politiques et l'inefficacité des instruments administratifs vont susciter, lorsque ces projets n'aboutiront pas ou seront constamment différés, des réactions de la population pauvre. Réactions peut-être sauvages d'une masse populaire qui pourrait se composer en décalque des projets et des fantasmes de la volonté de l'État qu'ils représentent. Mais peut-être aussi en décalage et en expression autonome.
Il n'était pas possible d'actualiser un livre écrit il y a presque un quart de siècle par un travail d'ajouts et de corrections. La stratégie qui a été adoptée est de compléter le livre avec le concours d'éminents intellectuels haïtiens et dominicains. Je tiens à les en remercier profondément. Dans le présent volume, j'actualise la problématique de l'État faible dans une longue introduction (la mettant aussi en rapport avec les problématiques d'État failli et d'État fragile). Ensuite, après la refonte complète de l'édition de 1989, sont présentés six nouveaux textes. Ruben Silié et Guy Alexandre se sont prêtés à croiser leurs regards. L'un aujourd'hui ambassadeur de la République Dominicaine en Haïti et l'autre ancien ambassadeur d'Haïti en République Dominicaine font le point du pays de l'autre côté de la frontière. Pour Haïti, deux contributions actualisent la question du délitement de l'État, la première de Laënnec Hurbon portant sur l'affaiblissement même du « besoin d'État », la seconde de Sabine Manigat sur la permanence et les vicissitudes depuis 1986 d'un certain système électoral et système de partis. Pour la République Dominicaine, le grand dossier rédigé par Wilfredo Lozano et Franc Baez sur l'évolution de la migration haïtienne en République Dominicaine est complété par le texte de Bridget Wooding sur la campagne internationale pour le respect des droits fondamentaux des Haïtiens sur le sol dominicain.
Cette mise à jour de L'État faible et de sa problématique m'a amené à retourner en Haïti et en République Dominicaine, après plusieurs années de terrain au Brésil et en Amérique du Sud. Le travail de prise de texte de l'édition 1989, d'actualisation des tableaux statistiques, de la bibliographie, la traduction des textes ainsi que les séjours - terrain ont été financés par une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, obtenue dans le cadre du Groupe sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL). Je dédicace ce livre à la mémoire de la grande sociologue dominicaine Isis Duarte qui avait, en 1969, commencé à étudier avec moi la condition des Haïtiens en République Dominicaine, qui avait écrit plusieurs textes sur ce sujet crucial et qui avait en 1989 et 1993 commenté en détail les chapitres des deux premières éditions du présent livre.

André Corten
septembre 2011

http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=99404&PubDate=2011-11-17

Commentaire

André Corten
Ce nom, nous l'avons entendu pour la toute première fois à Santo Domingo, chez Madame Isis Duarte. Cette sociologue dominicaine est une pionnière a bien des égards. Mais nous retiendrons pour le moment l'attention particulière qu'elle a toujours accordée au pays voisin, Haiti. Quand on s'est rencontrés, elle habitait à côté du campus principal de l'Université Autonome de Santo Domingo. C'est elle qui nous a présenté à son ami haïtien de longue date, récemment nommé ambassadeur en République Dominicaine, le professeur Guy Alexandre. Tant Isis Duarte (malheureusement décédée en mai dernier dans un centre hospitalier au Mexique, après une longue maladie) qu'André Corten, ont consacré une part importante de leur carrière à se pencher sur le cas exceptionnel d'Haiti. C'est donc un connaisseur, un professionnel lucide et informé qui nous convie à cette réflexion sur un pays qui ne finira pas de si tôt d’épuiser de l'encre et du papier. C'est peut-être le seul domaine où l'idée d'abondance risque d'être associée aux politiciens haïtiens dans leur globalité. Dans toute autre domaine, leur stérilité est plus que patente, elle est profondément décevante.

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