Par Renos Dossous
Comme pour faire écho à Victor Hugo pour qui «La musique est dans tout », Verlaine exigeait « de la musique avant toute chose ». Dans sa propre vision du monde, dans sa propre version du monde, le compositeur allemand Richard Wagner va au delà de cette exigence superficielle. C’est l’art en général qu’il place au centre de l’existence. Et s’il choisit l’opéra pour marquer cette conviction, c’est essentiellement parce que, contrairement à la démarche de ses prédécesseurs, il transforma ce genre en un lieu de convergence de différentes manifestations artistiques : le chant, la poésie, le théâtre, la danse, la musique et les arts plastiques. « L’œuvre d’art totale », pour répéter ses propres mots.
La représentation récente1 de son opéra « Die Walküre » (La Walkyrie) par le Métropolitan Opera de New York, ce monument grandiose à la dimension du génie du compositeur, nous a fait découvrir une œuvre émouvante. Il s’agit de l’un des quatre opéras qui forment L’anneau du Nibelung, une œuvre inspirée de la mythologie scandinave.
La fascinante vierge guerrière, la walkyrie, Brunhilde, fille de Wotan2 et d’Erda, reçoit un ordre de son père. Elle doit faire mourir son demi-frère afin qu’une promesse de Wotan à sa deuxième femme, la déesse Fricka, soit honorée. Elle descend sur le champ de bataille où son frère va affronter un rival. Attendrie par son amour fraternel, la Walkyrie tente de sauver Siegmund. Irrité, Wotan arrive en toute hâte sur le champ de bataille, exécute lui-même son fils. Mais il pourchasse sa fille préférée, Brunhilde, afin de la punir de sa désobéissance. Elle est condamnée à redevenir mortelle pour se soumettre à la volonté d’un homme courageux qui deviendra son époux. Toute la force, toute l’éloquence de ce troisième et dernier acte, se concentre dans les répliques de Brunhilde dont les arguments les plus émouvants n’arrivent pas à attendrir Wotan, son père.
Cet opéra de Wagner représente essentiellement une confrontation entre la liberté et le pouvoir. C’est une œuvre jeune où il célèbre passionnément le libre arbitre face à la terreur de l’arbitraire. Elle est née d’un tempérament énergique et combattif. Et ce sont précisément ces caractéristiques qui allaient rapprocher ce compositeur du philosophe Friedrich Nietzsche. Qui ignore, en effet, que l’auteur de Zarathoustra, charmé par l’élégance, le style grandiose de l’opéra de son compatriote avait pris la décision (dans un premier temps) de le suivre partout pour le faire connaitre dans toute sa majesté?
Trop souvent, forcé de s’exiler, ce révolutionnaire appelé Richard Wagner ne l’était pas strictement sur le plan artistique. Son engagement politique faisait de lui le plus redoutable adversaire des conservateurs de son temps. Sa passion pour la liberté n’avait d’égale que son impatient désir de voir l’Allemagne s’unifier pour devenir une grande nation. Ce n’est pas par hasard qu’il se souleva contre toute forme de despotisme et même hébergea chez lui des anarchistes russes dont Mikhaïl Bakounine. Tout comme Nietzsche, l’auteur de La Walkyrie, avait étudié la philosophie. Et pour surprenant que cela paraisse, il était aussi bon philosophe que Nietzsche (était) compositeur. Et ils avaient tous les deux adopté le même maitre à penser : le brillant philosophe allemand Arthur Schopenhauer.
L’art ne s’est jamais contenté d’être une fin, il a toujours été un moyen, une arme de combat pour vaincre ce qu’il y a d’inacceptable, d’inhumain chez l’homme et la femme de tous les temps. C’est grâce à lui qu’on a pu conquérir l’espace au sens propre et au sens figuré. C’est lui qui a inspiré ces individus nés au milieu des forces adverses de la nature, les forêts les plus hostiles ou les galets les plus inhospitaliers, au bord des eaux ou des abimes, menacés par les océans infinis. C’est lui qui a motivé les sauvages, ceux du moins que notre ignorance et notre présomption ont baptisé comme tels, à lancer leur imagination à l’assaut de tous les obstacles, les plus grands qu’aient connus l’humanité. L’anthropologue français, Claude Lévi-Strauss, a su si bien traduire ce phénomène dans son livre « La pensée sauvage »! Sur le piédestal où ces soi-disant sauvages nous ont placés, qu’est-ce qui nous paralyse? Qu’est-ce qui fait que nous sommes incapables de nous approprier la même arme puissante de l’imagination pour nous lancer à la conquête de nous-mêmes, de ce qu’il y a de noble en nous? Avons-nous cédé si facilement à ce que Georges Méliès appelle « l’anesthésie des instincts3 »? Pourquoi avons-nous opté pour faire de notre époque celle du misérabilisme spirituel et mental au point de sombrer dans ce chaos collectif que nous appelons civilisation? N’est-ce pas plutôt une décivilisation, une dévirilisation lamentable, qui nous conduisent à accepter n’importe quoi? L’effritement de tout ce dont nous avons hérité de solide, de grand, de fort pour retomber dans l’enfance que nos pères avait pourtant surmontée, n’est-ce pas un signe de décadence? Avons-nous encore, pauvres victimes d’une vie de plus en plus risible, la capacité de reprendre possession de la vie par l’action, pour notre propre ré-humanisation? Cette régénération passe aussi obligatoirement par le rééquilibrage de ce que nous sommes, ce que nous avons et combien nous serons à le partager. Cela s’appelle le contrôle de la natalité. En effet les rues, les vêtements, les chaussures, les ponts, toutes ces choses banales pour l’esprit paresseux qui est la principale caractéristique de cette époque, n’ont pas été placées là, comme ça, par une main invisible, comme la manne qui tombe du ciel.
Conclusion
« Sans la musique, la vie serait une erreur », selon Nietzsche. Mais c’est tout l’art qui est une source inépuisable d’énergie. On a beau en faire une activité périphérique, un luxe qui doit suivre la satisfaction des besoins les plus pressants, les faits refusent de se plier à ce préjugé. L’art authentique va toujours au delà de la réalité. Il s’insinue dans votre vie quotidienne là où vous vous y attendez le moins, peu importe que vous soyez riche ou misérable. L’antiquité gréco-romaine couvrait d’une auréole de transcendance cet être exceptionnel que représentait l’artiste. Il est difficile de nier qu’il y a dans l’art une force qui fait de nous les instruments de toutes les émotions. Et ces multiples leçons susceptibles d’alimenter l’esprit viennent tous azimuts. Si les dettes, l’exil, les persécutions et même la prison n’ont pas empêché Wagner de nous offrir « La Walkyrie », il en a été de même d’Haendel qui a composé le Messie entre deux attaques de paralysie dont la deuxième s’accompagna d’une cécité incurable. Beethoven, bravant le destin de misère auquel semblait le condamner sa surdité, sut trouver le moyen de continuer à produire et, comme une espèce de vengeance contre l’adversité, imprima à ses œuvres toute la joie de vivre et tout l’héroïsme dont son génie était capable. Qui a décrété qu’avec l’inépuisable source d’énergie que représente l’art, l’être humain devait accepter d’être misérable? L’art, aussi bien que l’écriture pour cette minorité d’écrivains qui en font une vocation sacrée, l’art existe pour apprendre à cette génération placée au milieu des ruines, d’une caricature de civilisation, qu’il y a toujours un moyen de rester « debout parmi les ruines »4. Les Haïtiens, mes compatriotes, les Africains, ont la réputation d’être de grands artistes et ils le sont. Ces mêmes Haïtiens, ces mêmes Africains, auront-ils l’intelligence et la capacité, ce reste d’instinct qui subsiste dans l’homme même quand il n’y a plus rien, d’entendre un tel message, de le comprendre, afin d’en faire l’arme la plus puissante de la conquête de leur avenir?
Notes
1. La représentation a eu lieu le jeudi 5 mai 2011 au Metropolitan Opera du Centre Lincoln de New York.
2. Wotan : dieu principal de la mythologie scandinave.
3. Georges Méliès, cité par Alain de Benoist, Vu de droite anthologie critique des idées contemporaines, Copernic, Paris 1977, p. 428
4. Julius Evola cité par Alain de Benoist, idem p.432
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