Haïti: Le Nouvelliste : Vous avez été chef de cabinet du président Boniface Alexandre lors de la crise électorale de 2006. A cette époque, qu'est-ce qui s'est passé qui pourrait nous éclairer sur la situation actuelle ?
Michel Brunache : En premier lieu, je dirais qu'il revient au chef de l'Etat de réunir autour de lui, les candidats à la présidence et d'autres responsables politiques pour trouver un dénouement positif à cette grave crise. Ils doivent prendre leurs responsabilités. Cette charge incombe d'abord au Président de la République, ensuite aux leaders qui mènent la course en tête, enfin aux autres aussi et à la classe politique dans son ensemble.
Nous avons trois options, la première, « je rejette », est l'option de la violence, l'option de la force ou de l'épreuve de force ; la deuxième qui est pour l'instant « l'option préconisée » est la voie légale et suit ce qui est prévue par la loi électorale. La communauté internationale et le Président de la République pensent que c'est la meilleure option ; mais, elle est rejetée par les candidats. Il reste une troisième option, qui est la voie de la négociation et je pense qu'on peut combiner la voie légale et les négociations.
Le fait marquant lorsqu'il y a eu le problème des résultats électoraux en 2006, c'était la grande méfiance entre les parties en présence. Il y avait une grande méfiance de la part non seulement de certains membres du Conseil électoral entre eux, mais aussi de la part du parti Espoir qui pensait qu'il avait gagné dès le premier tour et qu'il avait été frustré de ses votes. C'est ainsi que le candidat René Préval avait déclaré qu'il y avait eu des fraudes massives. En dépit de tout, en 2006, on avait une situation relativement plus simple que la situation actuelle. La situation était qu'on avait un candidat à la présidence qui avait près de 36% de votes de plus que son poursuivant immédiat. Donc, il y avait déjà une légitimité populaire dans le sens de la solution qui a été finalement trouvée. Il est vrai qu'il était prévu 50 % plus un, pour ne pas aller dans un second tour. Mais il était prévu 50 % plus un de 100 % des voix. Malheureusement, le CEP n'a jamais été capable d'avoir en main 100% des votes en 2006. Lorsque la crise a éclaté, on avait fait le décompte seulement pour quatre-vingt-dix pour cent (90%) des bureaux de vote. Finalement, après plusieurs recherches, le CEP a trouvé à peu près 5 à 6% de votes, et il n'a jamais pu parvenir à compter 100% des votes. Puisqu'il n'y avait que 1% et demi à peu près pour qu'un candidat puisse passer dès le premier tour et qu'il manquait 4% des votes, il fallait trouver une solution juste qui va dans le sens de la tendance du vote, la tendance légitime du vote. Il fallait suivre la volonté populaire et la volonté populaire était relativement claire; donc, c'est dans ce sens que les membres du CEP, principalement le Directeur Général d'alors, M. Jacques Bernard, se sont mis au travail pour voir comment ne pas pénaliser la tendance légitime du vote et en même temps respecter une certaine forme de légalité. Et c'est cette solution-là qui a été trouvée. Je dois avouer que les membres du CEP n'étaient pas tout à fait d'accord avec cette solution. Certains d'entre eux venaient d'horizons et de partis politiques différents, et ils avaient des membres d'autres partis qui voulaient aller dans un second tour. Donc, il a fallu une négociation pour expliquer la situation, et je peux dire qu'après de longues heures de négociation 100% haïtienne, ils ont abouti à une solution.
En réalité, la communauté internationale était dans l'attente d'une solution haïtienne. De ce fait, ils ont compris la tendance légitime du vote et se sont alignés pour le respect de la loi et de la démocratie. Dans la mesure où la solution respecte la légitimité populaire, donc la volonté exprimée par les électeurs, ils n'y avait aucun problème à soutenir une résolution.
Et c'est finalement ce qui a été trouvé après de longues heures, pratiquement de 11 heures a.m., jusqu'à 1 heure a.m. ce jour-là de février 2006. Il fallait négocier avec tous les membres du CEP pour qu'ils acceptent cette idée qui était de trouver une solution amiable allant dans le sens de la décision exprimée par les électeurs sans pénaliser aucun des candidats.
Déjà les techniciens qui travaillaient au centre de tabulation avaient jugé le nombre de votes blancs anormalement élevé pour un scrutin. Dans tous les pays du monde, 4% de votes blancs représentent un problème. Donc, ils ont décidé qu'ils allaient travailler sur ces votes blancs puisqu'il n'y avait pas moyen de déterminer si c'était des bourrages d'urnes, ou si c'était des volontés clairement exprimées. Comme cela nous donnait une certaine ouverture, le CEP, particulièrement la direction technique et la direction générale, ont décidé de reprendre leurs calculs pour voir si cela pouvait leur permettre d'éviter une crise majeure au pays. Ils ont trouvé la solution et en ont fait part aux membres du CEP et au pouvoir exécutif, particulièrement le Premier ministre Gérard Latortue et le président de la République Boniface Alexandre.
Des lors, il s'agissait tout simplement d'en faire part aux donateurs et de convaincre les membres du CEP qui étaient pour la plupart issus de partis politiques opposés.
Pour l'histoire, les négociations ont été conduites par le directeur du cabinet du président Boniface Alexandre, le ministre de la Justice, le ministre de l'Intérieur et le conseiller spécial du président de la République. Il n'y avait aucun représentant de la communauté internationale. Ils ont été informés de la solution imminente et rassurés que le suffrage populaire, donc la légitimité, sera respectée. Il a fallu de longues heures de négociations pour convaincre l'ensemble des membres du CEP d'aller dans le sens d'une résolution rapide de la crise post-électorale.
La solution était de ne pas prendre en considération les votes blancs ou de les distribuer au prorata aux candidats. Il manquait 4% de votes et on avait 4% de votes blancs. Ceci a facilité l'élection dès le premier tour du candidat largement en tête. Ce dénouement conforme à la volonté populaire exprimée à travers un vote massif et sans équivoque a été accepté par presque toute la classe politique et par la communauté internationale.
Le Nouvelliste : En 2010, nous faudrait-il revenir à l'option des négociations entre Haïtiens d'abord ?
Michel Brunache : Je pense que l'international ne peut pas trouver de solution à cette situation. L'international n'a pas les moyens ni non plus la mission de nous imposer une solution viable. Elle ne peut faire que du cosmétique. La solution doit être haïtienne. En premier lieu, c'est d'abord le président de la République qui doit réunir autour de lui les principaux candidats sans faire de discrimination. Disons, pratiquement tous les candidats qui le voudraient bien. Ils peuvent se faire encadrer par des experts en négociations nationaux, des avocats et de voir comment concilier l'esprit de la loi électorale et les intérêts du pays. A mon avis, c'est seulement ainsi que nous parviendrons à sortir de cette impasse.
Parce qu'il ne faut surtout pas attendre une solution venant de la communauté internationale, ce n'est pas son rôle et les diplomates étrangers n'ont pas la capacité de la trouver. Ils pourraient jouer un rôle d'observateurs parce qu'ils sont aussi concernés. Mais ils ne peuvent rien imposer. Donc, la solution est entre les mains des acteurs haïtiens, je me répète, en premier lieu, le président de la République et les candidats. A travers un dialogue bien encadré et limité dans le temps, Haïti peut sortir gagnante de cette épreuve de trop.
Le Nouvelliste : Alors, contrairement à l'idée généralement admise, les Haïtiens ont le pouvoir de décision et ont le devoir de trouver la solution ?
Michel Brunache : Je dois avouer que mon expérience au plus haut niveau de l'Etat m'a permis de voir comment fonctionne la communauté internationale. La communauté internationale a pleins pouvoirs uniquement dans les cas de vide institutionnel, comme par exemple, dans la nuit du 28 au 29 février 2004, dans les premiers jours faisant suite au tremblement de terre de 2010. Lorsqu'il y a un vide évident, un effondrement de l'Etat, à ce moment-là, ils décident. Mais dans tous les cas où il y a des autorités constituées, ils ont les mains liées et doivent travailler de concert avec ces autorités. Ce serait d'ailleurs une violation des conventions de Genève et des résolutions des Nations unies relatives à la mission de la MINUSTAH en Haïti si la communauté internationale décide contre ou en dehors des autorités constituées. C'est pour cela que la responsabilité de la résolution de la crise de 2010 incombe d'abord aux autorités haïtiennes. Le chef de l'Etat doit essayer de rétablir une certaine confiance et ramener autour d'une table de négociations les leaders, pour pouvoir décider ensemble de la meilleure solution pour les intérêts du pays.
En réalité, notre plus grand mal en Haïti n'est autre que la méfiance. La méfiance en Haïti tue et blesse, elle nous impose ce chaos-là. Il faut rétablir un minimum de confiance afin de faire comprendre à tout un chacun, autour d'une table, que voilà : « nous sommes tous d'accord qu'il faut sortir le pays de cette situation. Maintenant, travaillons ensemble pour trouver la meilleure solution possible pour l'avenir du pays ! »
Propos recueillis par Frantz Duval
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http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=86831&PubDate=2010-12-16
Commentaire
Une telle perception de la situation n'est valide que si la bonne volonté est présente. Mais lorsque le gouvernement qui a créé ce problème ne veut pas d'une solution dont il ne tire un très grand profit de la nature qu’il soit, le blocage reste évident. C'est précisément la situation que nous confrontons actuellement. C’est l’un des rares cas où l’on se rappelle l’existence de Préval. Il en profite pour se donner des airs, ignorant que ce qu’il n’a pas fait en vingt ans, il lui serait impossible de le réaliser maintenant.
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