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samedi 6 août 2011

Jean-Claude Bajeux, disparition d'un homme de grande culture

Haïti: A 79 ans, le professeur Jean-Claude Bajeux - qui nous a quittés ce vendredi - a eu une vie extrêmement riche, ponctuée à la fois de moments de pleine satisfaction et de malheurs irrémédiables. De nos fréquentes conversations à bâtons rompus chez lui à Péguy-ville, j'en garde des souvenirs irremplaçables, tant sa grande culture, son esprit de synthèse et sa mémoire prodigieuse étaient servis, malgré son état maladif sporadique, par une allégresse étonnante. Vif dans ses convictions, d'une grande gentillesse, toujours prêt à aider ou à partager, il était farouchement opposé à l'injustice, à l'ignorance et à l'arbitraire.
Nous nous sommes rencontrés au lendemain du 7 février 1986. Il fut le tout premier exilé politique et militant anti-duvaliériste à fouler le sol national après avoir dû le quitter en février 1964 pour aller vivre à Porto Rico. Quelques mois plus tard, j'allais réaliser avec lui un entretien-fleuve dans le cadre de mon projet de publication sur la littérature haïtienne de la diaspora. Par la suite, grâce à ses visites répétées au bureau de son oncle Lucien Montas, directeur et rédacteur en chef du journal Le Nouvelliste, notre amitié prit la dimension d'une complicité enrichissante.
Je serais avant tout tenté d'évoquer la figure resplendissante de cet intellectuel attachant, de cet homme de culture magnifique, de cet écrivain exigeant et laborieux, de ce professeur émérite. Mais hélas ! je ne crois pas avoir ni assez de données ni toute la mémoire pour embrasser les divers visages de Jean-Claude Bajeux. Mais celui qui m'est vraiment familier, celui que je connais assez bien, c'est l'écrivain. Brillant, fin lettré, maître du verbe, il était à la fois un nouvelliste d'une élégance séduisante, un poète très guindé, caractérisé par un phrasé moderne, un critique d'essence académique. Et son passage au sein de l'Eglise catholique et ses études doctorales expliquent en grande partie ses modes de pensée et d'analyse. En témoigne son ouvrage, Antilia retrouvée (1977), consacré à l'analyse de l'oeuvre de trois poètes caribéens (Claude McKay, Louis Pales Matos, Aimé Césaire) comme base de sa thèse de doctorat à l'université de Princeton.
Foisonnante par son ampleur thématique et discursive, son oeuvre écrite est certes accessible, mais pas au grand nombre des paresseux et des médiocres. Etant fasciné par la qualité presque parfaite de son écriture travaillée, je lui ai demandé à plusieurs reprises de m'expliquer les raisons, les bases d'une telle performance. Sa réponse, dictée par une humilité frappante, a toujours été la même. « C'est un don du Ciel », avançait-il avec un large sourire.
Ce grand militant des droits de l'homme, membre fondateur du Konakom, directeur du Centre oecuménique des droits de l'homme, allait devenir en 1994 ministre de la Culture. Etrangement, paradoxalement, sa culture classique occidentale n'a pas pu l'empêcher de s'intéresser à la richesse et à la promotion de la culture proprement haïtienne, proprement endogène, composée de plusieurs apports civilisationnels. En privé comme en public, il m'en parlait avec beaucoup de fougue, avec fierté. C'était même pour lui une véritable obsession. La langue créole, la littérature créole, l'héritage des premiers créolophones, l'évolution et la diversité de la culture créole l'ont poussé à publier en 1999 « Mosochwazi pawol ki ekri an kreyol ayisyen, Anthologie de la littérature créole haïtienne ». Une somme impressionnante, fruit de plusieurs années de recherches assidues. A la parution de ce travail immense, j'avais salué avec force le résultat et l'utilité. C'est avec une attention soutenue que je me suis toujours intéressé aux publications de Jean-Claude Bajeux.

Pierre-Raymond Dumas
Courriel: padreramondumas@yahoo.com
Cell: 3557-9628 / 3903-8505

http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=95728&PubDate=2011-08-05

Commentaire
Il est de ces pertes qui font qu'un pays ne redevient jamais ce qu'il a été. Lorsque j’étais étudiant à l'Université Autonome de Santo Domingo et que les gens me parlaient des exilés haïtiens, c’était avec frayeur que j'engageais la conversation car personne ne savait qui était qui. Quand on sort d'un pays dictatorial et qu'on atterrit sans transition dans une université où le communiste, l'anarchiste, le démocrate jouissent exactement du même droit à la parole (et nous parlons d'un pays sous-développé, s'il vous plait!), on ne sait pas à quel saint se vouer. On cherche, on interroge, on essaie de comprendre, on remet en question sa propre peur. C’était mon cas en 1981, frais émoulu de la faculté d'ethnologie de Port-au-Prince. Quand un ou deux ans plus tard, un condisciple dominicain me dit qu'un exilé haïtien très connu devait prononcer une conférence sur la situation politique d'Haiti, cela m’étonna. D'abord, qui était ce Jean-Claude Bajeux plus connu en Amérique Latine, en France et aux Etats-Unis qu'en Haiti? Oui, j'avais déjà entendu parler de familles dont les membres ont été assassinés pendant la dictature: les Barbot, les Bajeux, etc...mais ce Jean-Claude? Ce fut donc mon premier contact direct avec l'un de ceux que le régime dénommait les "kamokins". Ce terme destiné à avilir un adversaire politique, signifiant rebelle, terroriste, criminel, prit un autre sens dans ma tête. Je me suis dit après l'avoir écouté que si c'est cela être un "kamokin", je voudrais en être un. La connaissance de l'histoire du pays, la culture authentique du conférencier, le respect dont les plus hautes autorités de l’université faisaient montre à son endroit, tout impressionna le "just come" que j’étais en République dominicaine. Mais par dessus toute autre chose, c'est le calme et l’intérêt marqué avec lesquels cet homme, exilé depuis plus de vingt ans, décryptait ce qui se passait dans son pays dont le dictateur-héritier était à moins de quatre cents kilomètres de l’université, de l'autre côté de la frontière. Alors que je consultais, et beaucoup d'autres avec moi, les quatre points cardinaux avant d’émettre la moindre opinion sur ce régime qui inspirait de la peur même hors du pays car les espions étaient disséminés partout. Pour ceux qui y avaient encore de la famille...J'ai donc connu le politicien avant l'intellectuel ou les deux en même temps. Et cela n'a pas manqué de laisser en moi des traces profondes. Paix à son âme!

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