L’ex-dictateur doit être traduit en justice, selon Human Rights Watch
vendredi 28 janvier 2011
Par Reed Brody *
Repris par AlterPresse du site de Human Rights Watch [1]
Le proverbe haïtien « Bay kou bliye, pote mak sonje » peut se traduire par « Celui qui porte le coup l’oublie ; celui qui porte la cicatrice s’en souvient. »
J’ai repensé à ce proverbe, appris à l’époque où j’étais procureur à Haïti, lorsque Jean-Claude Duvalier, dit « Baby Doc », est retourné en Haïti la semaine dernière. Sous la présidence de Duvalier qui s’appuyait sur des miliciens surnommés Tontons Macoutes, des milliers de personnes ont été tuées et torturées, et des centaines de milliers de Haïtiens ont été contraints à l’exil. Le 18 janvier dernier, un procureur haïtien a demandé l’inculpation de Duvalier pour détournement de fonds et d’anciens détenus ont déposé plainte contre lui pour torture.
Certains se demandent si Haïti n’a pas déjà suffisamment de problèmes, sans, en plus, engager des poursuites contre Duvalier.
Bien au contraire. Traduire Duvalier en justice, tout en lui assurant un procès équitable, montrerait aux Haïtiens que leur État fonctionne encore, qu’il peut encore remplir le plus fondamental de ses devoirs : punir les auteurs des crimes les plus graves. Si « Baby Doc » s’en tire malgré tous les crimes qu’il aurait commis, comment les autorités peuvent-elles un tant soit peu espérer dissuader les gangs des rues de recourir à la force ?
Cette question va droit au cœur de l’un des problèmes les plus fondamentaux de Haïti : tout au long de son histoire, des dirigeants répressifs et leurs sbires ont commis des crimes dont ils n’ont jamais eu à rendre compte. La loi a été utilisée à mauvais escient pour renforcer la domination d’une petite élite sur la grande masse de paysans pauvres, et n’a presque jamais servi à punir les auteurs de ces crimes, y compris des pires massacres. Même lorsque des dictateurs comme « Baby Doc » Duvalier ont été renversés, ils ont généralement été autorisés à quitter le pays en toute sécurité pour aller retrouver leurs comptes bancaires. De ce fait, les Haïtiens les plus pauvres font, à juste titre, peu confiance à l’État haïtien en général, et au système judiciaire en particulier.
En 1995, après trois années de règne de la terreur en Haïti - peut-être les pires qu’aient connues le pays - j’ai été engagé par le gouvernement du président Jean-Bertrand Aristide pour poursuivre ces crimes devant la justice. Le gouvernement militaire de Raul Cédras et ses alliés paramilitaires avaient tué entre trois mille et cinq mille personnes, pour la plupart des militants de base et des Haïtiens parmi les plus pauvres.
L’ampleur du défi à relever, qui consistait à assister les plus démunis en reconnaissant officiellement l’importance de leurs souffrances, était encore aggravée par les obstacles dressés contre nous, des obstacles qui, en grande partie, existent encore aujourd’hui. La soif populaire de justice ne se traduisait pas par des sentiments comparables dans les professions judiciaires et juridiques, largement issues de la classe minoritaire la plus aisée de la société haïtienne. Les États-Unis avaient, par ailleurs, décidé de ne pas désarmer les anciens soldats et agents paramilitaires ; la peur qu’ils inspiraient pesait toujours sur le pays, empêchant les citoyens de dénoncer ouvertement les auteurs d’exactions. Même lorsqu’ils ne prenaient pas parti en fonction de leurs propres origines sociales, les juges étaient la plupart du temps peu enclins à ordonner l’arrestation de criminels armés. Ces juges sortaient d’ailleurs souvent de leurs bureaux en catimini quand ils nous voyaient arriver. Le nombre extrêmement faible d’arrestations de criminels notoires a créé un cercle vicieux, puisque même des gens courageux voyaient peu d’avantages à s’exposer à des risques en dénonçant les crimes.
Il a fallu plusieurs années de persévérance obstinée avant que mes successeurs obtiennent en 2000, au cours du procès le plus important de l’histoire haïtienne en matière de droits humains, les condamnations de 53 officiers et soldats pour un massacre commis dans le bidonville de Raboteau, aux abords de la ville des Gonaïves. Cependant, cinq ans plus tard, sous un nouveau gouvernement de facto, un tribunal a annulé ces condamnations en prononçant un jugement qui a été condamné au niveau international, et l’impunité absolue a régné à nouveau.
Le tremblement de terre qui a frappé Haïti a réduit davantage encore les fonctions de l’État, annihilant presque totalement sa capacité à faire respecter les droits fondamentaux. Des problèmes chroniques, comme les violences faites aux femmes et les conditions carcérales inhumaines, n’en ont été qu’exacerbés. La plupart des détenus qui se sont échappés de prison au cours du tremblement de terre (dont presqu’aucun n’avait été jugé) sont toujours en fuite. Les défaillances de la reconstruction et des élections confuses ont érodé encore davantage la légitimité du gouvernement. Dans ce contexte, les poursuites engagées contre Duvalier pourraient donner un coup de pouce au système et contribuer à entamer la construction des institutions étatiques auxquelles les Haïtiens ont droit.
Duvalier a peut-être oublié les coups qu’il a portés au peuple haïtien, mais le peuple, lui, s’en souvient.
http://www.alterpresse.org/spip.php?article10583
Commentaire
Oui, il y a une raisonnable dose de logique dans la position de M. Brody. Mais alors, il faut pour juger Duvalier un gouvernement responsable, qui ne commette pas les mêmes exactions que Duvalier et ce n'est pas le cas. Donc, seul un nouveau gouvernement élu par le peuple devrait avoir cette prérogative. Attendons donc que ce qu'il y a de prioritaire pour le moment se fasse: le choix du nouveau gouvernement.
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