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lundi 17 janvier 2011

A propos du manque de transparence dans la presse

Haïti : le scandale d’une image1 ou l’image d’un scandale*
(A propos d’une image d'une femme haitienne presentee dans la Presse de Montréal du samedi 13 et dimanche 14 novembre 2010)« L’intérêt parle toute sorte de langues et joue toute sorte de personnages, même celui du désintéressé ». (Rochefoucauld)

Par Renos Dossous

La vie n’est certainement pas un jeu où toutes les règles sont définies d’avance. Heureusement! Car quelle place réserverait-on à l’imagination, ce moteur vital dont nous tirons tant d’énergie pour gérer les menus événements imprévus de l’existence ? Il arrive souvent cependant que par paresse intellectuelle, certains refusent de se libérer des clichés. On peut en effet cautériser sa conscience et sa sensibilité en renonçant catégoriquement à penser par soi-même. Mais dans un monde où la production en série est une méthode efficace, qui courrait le risque de claironner que s’aligner rapporte moins que de se distinguer ?
Le quotidien La Presse de Montréal, comme c’était l’intention de son éditeur adjoint M. Eric Trottier, nous a choqués par la violence de l’image dont il a coiffé la couverture de son édition du samedi 13 novembre 2010. La situation aurait été moins « choquante », si après l’agression physique subie par cette femme et l’agression visuelle du journal qui s’est proposé d’en tirer le maximum de profit, on nous épargnait l’agression du discours. Un discours, il faut le reconnaitre, qui traduit l’inquiétude et l’hésitation du journaliste. On ne peut pas entraver impunément le fonctionnement de sa conscience. Mais il a choisi. Certains diraient qu’il a choisi contre sa conscience. Il y a des objectifs qui valent la peine. « …il est de notre devoir de sensibiliser la population québécoise et canadienne ainsi que l’opinion publique mondiale face à une situation révoltante, celle des femmes victimes de violence en Haïti »2.
Très sûr de son fait, de l’impact qu’il obtiendrait, ce jour-là, comme un Robin des bois modernes bien entrainé, doté de la dextérité nécessaire pour parer à tous les coups (d’un adversaire hypothétique évidemment), M. Trottier a empoigné son épée et s’est couvert de sa cape en se promettant d’attendre … de pied ferme. Quel intrus, en effet, oserait s’interposer entre ce guerrier et son scoop ? Un sauvage, un haïtien, a littéralement ravagé avec de l’acide de batterie le visage d’une femme qui menaçait de mettre fin à leur relation amoureuse. Jusque-là, on pourrait faire semblant de ne pas comprendre le projet de M. Trottier. Mais cela ne ferait pas son affaire, ce défenseur des Québécoises, des Canadiennes et des femmes du monde entier, investi d’un pouvoir spécial doit frapper fort : « nous savions que cette photo choquerait »3.
« Le plus grand quotidien français d’Amérique » avait-il besoin de ce choc, cette inutile exhibition de bravade pour attirer l’attention sur la violence faite aux femmes ? Si l’on veut attirer l’attention du monde, ne peut-on procéder autrement qu’en utilisant un peuple affaibli, livré à tous les problèmes imaginables (famine, analphabétisme, choléra, politiciens corrompus, pauvreté, déchainements de la nature, etc.) ? Il semble évident que le but consiste à se donner une grande visibilité sur le dos d’un pays qui souffre plutôt que de compatir à la douleur d’une femme maltraitée. Car pour extrêmement importante que soit une femme haïtienne aux yeux de ce défenseur de l’humanité, elle en vaut bien une de Vancouver, de Montréal ou d’Orléans. Y aurait-il un concept de femme dont seraient exclues ces trois dernières catégories ? Est-ce la femme qu’il vise, ses douleurs qu’il déplore ? Les 49 femmes mutilées par Robert Pickton à Vancouver dont la chair a nourri ses porcs, celles (une vingtaine de filles qui ont été violées, torturées, filmées et) tuées par le couple Bernardo-Homolka ou, plus récemment, celles qui ont été torturées et exécutées par le colonel Russel Williams sont des êtres humains, elles-aussi, et méritent autant de compassion. A-t-on besoin d’être dialecticien pour comprendre qu’une sensibilité aussi sélective traduit plutôt une presbytie volontaire et de mauvaise foi ? C’est ce même état d’esprit qui anime celui qui ne voit pas la poutre qui encombre sa vue pour vouloir ôter la paille de l’œil du voisin.
Chacun a le droit de se construire une réputation. Que M. Trottier veuille passer pour un as du journalisme n’a rien de coupable. Tout le monde veut briller dans sa profession. Mais planter son étendard de conquérant sur le dos d’un peuple qui souffre l’indescriptible, n’est pas particulièrement noble. Il y a localement des défis autrement plus excitants que de braquer sa caméra sur Haïti. « Quelle gloire y a-t-il à frapper un cadavre ? » (Antigone, Sophocle)
Toute profession implique une déontologie. Le journalisme n’est certainement pas une exception. Et quand M. Trottier nous impose sa vision journalistique, celle à laquelle il croit4, il ne rend service ni au journalisme ni aux journalistes. Car sous prétexte de scrupule aigu, notre Robin des bois de la défense des femmes, n’a fait allusion à l’éthique que pour la chasser d’un revers de main, à coup de gymnastique verbale. Et pour étrangler sa conscience il n’a rien trouvé de mieux que de donner un vernis collectif5 à sa responsabilité personnelle. Cette figure de danse nous rappelle étrangement « L’histoire de la laideur »6 de l’un des plus grands intellectuels vivants, spécialiste de la sémiotique, donc quelqu’un qui connait à fond la valeur d’une image, Umberto Eco. Ce penseur italien, pour illustrer la laideur, nous présente différents types d’œuvres d’art des peuples italiens, français, allemands, etc. Pour exhiber un modèle africain de la laideur, il nous montre la tête d’un individu fraichement décapitée brandi par son adversaire politique peu soucieux du sang qui n’avait pas fini de couler de ce fragment humain. C’était pour nous rappeler que tandis que les civilisés avaient réussi le miracle de canaliser leur pulsion criminelle à travers la peinture, la sculpture, la musique, ces « blacks nazi-fascistes» en étaient encore à se dévorer vivants. Vive l’image ! Vive la désinformation ! Bravo M. Trottier !
1. La Presse de Montréal, samedi 13 et dimanche 14 novembre 2010, p. A1
2. Ibid. p. A3
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Umberto Eco, Histoire de la laideur, Flammarion Québec 2007, p. 235
Soumis à La Presse de Montréal le 26 novembre 2010
Rappelons pour mémoire que M. Trottier qui ne peut pas alléguer n’avoir pas reçu cet article s’est gardé de le publier.

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