Haïti: Faute de médecin légiste, le corps d'une personne tuée peut traîner plusieurs mois, voire pourrir à la morgue de l'Hôpital de l'Université d'Haïti, pas toujours réfrigérée. Celui de Jean Richard Louis Charles, le journaliste de radio Kiskeya abattu par un évadé de prison, en est à sa deuxième semaine. Et comment...
« Adieu, Jean Richard Louis Charles »...pleure amèrement radio Kiskeya sur son site Internet, le soir de la disparition de son reporter abattu de sang-froid par un évadé de prison. Deux semaines après, la radio ainsi que la famille du défunt ne sont pas capables de faire le deuil, en raison de l'indisponibilité d'un médecin légiste. Et pourtant, le code d'instruction criminelle haïtien oblige les juges à solliciter l'accompagnement d'un médecin ou de tout autre professionnel de la santé dans les cas de mort violente, subite ou suspecte, comme celui de Jean Richard Louis Charles. « En situation de mort violente, l'intervention du médecin légiste est fondamentale. Parce que pour éclairer la lanterne de la justice, pour établir les circonstances de la mort - pas même les causes de la mort -, il faut nécessairement l'apport du médecin légiste », révèle l'avocat Israël Petit- Frère, un expert en droit de la santé cité par Alter Presse. Cet accompagnement devrait être fourni par le médecin légiste, la seule façon de sortir de la culture des aveux et non des preuves. En l'absence de test d'ADN, dans la demi-île caribéenne, n'importe qui peut être condamné sur la seule foi d'un témoignage, souvent douteux. Le pire des criminels peut aussi éviter la prison, toujours à cause de témoignages mensongers.
Dans ce pays souvent frappé par le malheur, seulement deux médecins légistes opèrent. Et faute de moyens, ils envoient souvent les prélèvements soit à Cuba, soit en République dominicaine. Comme si la carence ne suffisait pas, les deux uniques experts en médecine légale du pays, les docteurs Marjorie Joseph et Armel Demorcy, ne pratiquent plus, alors que le pays connait une vague de crimes ciblant particulièrement les policiers. « Ce n'est pas qu'il n'y a pas de médecins légistes en Haïti...c'est une question d'organisation et j'ai envie de dire que c'est une question de volonté politique, a nuancé Petit-Frère, qui fait office de directeur de recherches à l'Unité de Recherche et d'Action Médico-Légale (URAMEL). Il aurait fallu que ceux et celles qui sont aux commandes des institutions comprennent la nécessité d'organiser l'Institut Médico-Légal (IML), qu'il y ait une loi sur l'expertise légale en Haïti, qu'on organise cette profession. »
ADN, connais pas
Pianotant sur un ordinateur, surfant sur Internet à la vitesse d'un escargot, un responsable de la police scientifique évoquait, il y a trois ans, un prétendu « droit de réserve » quand on l'interroge sur les moyens de sa politique. N'empêche que la pauvreté des moyens mis en oeuvre pour confondre les criminels grâce à la science saute aux yeux, tant des profanes que des experts. « Il n'y a plus de laboratoire de police scientifique dans ce pays », se désolait Louis Joinet, ex-expert indépendant des Nations Unies sur les droits de l'Homme en Haïti qui a recommandé que l'accent soit mis à la fois sur la réfection des prisons et sur une véritable police « scientifique et technique » afin de désencombrer les institutions pénales du pays et de s'assurer que les prisonniers qui y croupissent sont les vrais coupables.
Manifestement, les recommandations d'experts sont restées lettre morte tant à la police scientifique qu'à l'Institut médico-légal. Il y a trois ans, les docteurs Marjorie Joseph et Armel Demorcy ont écrit à Claudy Gassant, alors Commissaire du gouvernement, et à Rock Cadet, feu doyen du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, pour les alerter sur les problèmes de l'IML et les difficultés auxquelles ils font face. Leur correspondance à date est restée sans réponse. « Le problème en Haïti c'est qu'il n'y a pas de maintenance. On n'a pas les moyens de réaliser une autopsie...On doit avoir des conditions idéales pour travailler, et cela demande aussi une coopération étroite entre le magistrat qui fait la réquisition, qui demande, et le médecin qui va faire l'autopsie », explique le Dr Marjorie Joseph, coordonnatrice générale de l'URAMEL, qui souligne un manque de coopération de la part des magistrats.
L'ignorance vient parfois de haut
Contagieuse, l'amertume s'empare aussi du Dr Gessie Cameau Coicou, celle qui a porté la police scientifique et technique sur les fonts baptismaux en 1998, lorsqu'il s'agit de faire le bilan de cette unité spécialisée de la police nationale. « Aucun système judiciaire ne peut en ce 21e siècle se développer sans tenir compte des nombreuses techniques scientifiques de conduite d'enquête judiciaire, dit-elle. Et aucun pays, encore moins Haïti qui a déjà tellement de retard à combler, ne peut se permettre d'ignorer cette réalité. »
« Un chef d'État haïtien doublé d'un juriste m'a demandé il n'y a pas si longtemps ce qu'était un institut médico-légal, révélait Sabine Boucher, responsable du National Center for States of Courts (NCSR), une ONG américaine. Vous vous imaginez un président qui était juge qui ne connaissait pas l'existence de cet institut créé pour que les médecins légistes fassent des autopsies ? Pas étonnant qu'on ne condamne que sur des aveux ou des témoignages faits dans les cabinets d'instruction... » Ironie du sort, le Dr Coicou - en première ligne de la lutte contre les bandits de tout acabit, même ceux du sérail -, a été virée de son poste d'Inspectrice générale en chef de la Police nationale...
Claude Gilles
(Avec Alter Presse et Syfia International)
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=89726&PubDate=2011-03-01
Commentaire
Madame Gessie Cameau Coicou croyait avoir étudié pour mettre en application ses connaissances dans son pays, ainsi en est-il de nombreux autres. Mais le système, plus que le système, les CHEFs, veulent que ce soit leur science infuse qui domine, c'est à dire leur ignorance totale. (Le noble, disait Victor Hugo, est un lettré de droit naturel, même quand il ne sait pas lire). Ce président juriste qui demande ce que c'est qu’un institut médico-légal, en d’autres termes, ce que c’est que la médecine légale, n'est-ce pas une belle illustration? C'est ça le danger quand on court le risque de collaborer avec des aveugles. Un aveugle conscient de son handicap et cherchant de l’aide est plus recommandable qu’un homme apparemment normal mais fermé, bouché à toute suggestion, drapé dans sa superbe ignorance. On croit bien faire en se disant : « mieux vaut y aller doucement mais surement. On finira par faire quelque chose d’utile ». Le problème, avec des personnages qui se voient au pouvoir sans trop savoir comment, les choses peuvent être extrêmement délicates. Le paradoxe, c'est qu'ils croient que si le travail est bien fait, ils n'auront aucun mérite, s'il n'est pas réalisé dans toutes ses parties par eux. Or les subalternes, les subordonnes, ce sont généralement ceux qui font le gros du travail. Même si ce ne sont pas normalement les plus appréciés, les plus respectés.
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