jeudi 25 novembre 2010
Débat
par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2010
L’’occasion est venue de faire le bilan de l’action de ceux qui gouvernent en Haïti dix mois après le séisme du 12 janvier 2010. Dix mois qui ont été importants pour mesurer leur performance et pour déterminer s’ils méritent une continuation. Face à ceux qui disent que quoi qu’il advienne nous devons continuer, nous présentons le bilan d’un échec qui laisse le peuple haïtien dans l’insatisfaction. À tous les niveaux. Le courant Préval-Inité n’a pas été à la hauteur. Le peuple haïtien doit tirer les conséquences pour ne pas le reconduire. C’est le moment de divorcer. On ne dit pas « je t’aime » à celui ou celle qui vous fait voir toutes les misères du monde.
Le premier domaine d’évaluation est celui de la gestion de l’aide d’urgence. Le bilan se révèle catastrophique. Aucun plan sérieux n’a été élaboré. Aucune concertation n’a eu lieu avec les secteurs vitaux de la nation. Rien n’a été pensé pour les sans-abris qui n’ont pas été déplacés dix mois après pour être logés dans des maisons en dur. Les tentes qu’on leur avait données sont actuellement déchirées. Il n’y a pas d’eau potable suffisante dans les camps et chaque famille n’a accès qu’à une bokit dlo par jour pour quatre personnes. La quantité de chlore dans l’eau n’est pas mesurée et les gens se retrouvent avec des coliques et de la diarrhée, ceci longtemps avant l’apparition du choléra.
En ce qui concerne le secteur de l’éducation, l’offre scolaire a été déficiente. 750 000 enfants d’âge scolaire n’ont pas pu aller à l’école au mois d’octobre 2010. Pour ceux qui vivent sous les tentes et qui vont à l’école, on note une diminution notable de leur rendement. En effet, les élèves ne peuvent pas étudier correctement dans des abris provisoires ou dans des conditions de transit prolongé. Par exemple, dans la localité de Morne Lazarre, les élèves qui avaient des notes de 8 sur 10 avant le séisme n’ont maintenant que 4 sur 10 [1].
En ce qui a trait à la gestion des débris, 90% des 20 millions de mètres cubes (soit 26 millions de yard cubes) de débris créés par le séisme n’ont pas été enlevés. Le gouvernement haïtien n’a pas compris que c’était une priorité avant toute reconstruction. Cela lui a pris plus de huit mois pour passer les contrats d’enlèvement des débris qui ont été signés par ailleurs dans une absence totale de transparence. Et pour cause car les prix payés par le pauvre gouvernement haïtien sont plus élevés et parfois le double que ceux payés par le riche gouvernement américain pour enlever les débris après le passage de l’ouragan Katrina à New Orléans. Le gouvernement haïtien paie entre 32.50 et 48 dollars le mètre cube [2] tandis que le gouvernement américain paie 23 dollars le mètre cube [3]. Ce prix de 23 dollars est déjà très élevé car un entrepreneur qui a témoigné au Congrès américain en 2006 a déclaré que son entreprise était capable d’enlever les débris au prix de 12.90 dollars le mètre cube, soit 44% moins cher que son concurrent [4]. Six mois après le séisme, les quatre entités contractées par la USAID pour enlever les débris sur certains sites n’avaient pas encore enlevés 500 000 mètres cubes.
La continuation de la politique d’exclusion
La participation de la société civile a été complètement négligée. C’est la même petite clique du Palais national qui contrôle tout et oriente toute action en fonction de ses intérêts immédiats et des ses moyens technologiques limités. Elle rate du même coup la possibilité d’étendre son cercle d’influence, se contentant d’une gestion en cercle fermé, très fermé des programmes d’enlèvements des débris. Ce sont les autorités politiques qui font le choix des travailleurs. En dépit de multiples avertissements pour l’inclusion des organisations communautaires haïtiennes dans la reconstruction, ces dernières sont exclues aussi bien dans le choix des objectifs que dans le choix des moyens pour les réaliser [5]. Comment assurer le suivi et l’évaluation des projets exécutés quand la population est tenue à l’écart de l’établissement des priorités et de l’allocation des ressources ?
Le réaménagement urbain est confié à la Banque de la République d’Haïti (BRH) qui fait à sa guise avec ses bulldozers qui détruisent le bas de la ville à leur rythme. Non seulement la population n’est pas informée mais même les commerçants sont dans le noir et ne savent pas ce qui est planifié. Certains commerçants font des réparations au risque de perdre leur argent car à tout moment la BRH peut dire que tel endroit est retenu pour un édifice public ou un monument. C’est la rénovation chaotique.
Sur le plan sanitaire, la catastrophe est criante. Le gouvernement fait installer des toilettes dans lesquelles souvent il n’y a pas d’eau, contribuant ainsi à la création de conditions propices à l’apparition et à la propagation d’épidémies comme le choléra. Non seulement il n’y a pas d’eau dans les toilettes et quand il y en a, aucun endroit n’est prévu pour évacuer les eaux usées. Une firme privée, la SANCO, se fait même surprendre -photo à l’appui- en train de déverser des excréta dans une rivière, sans encourir la moindre amende, le moindre rappel à l’ordre. L’hygiène publique est absente. Quand le président Préval est contacté pour faire quelque chose dans ce domaine, il répond à qui veut l’entendre qu’il n’est pas responsable et que ce n’est pas lui qui a fait le tremblement de terre.
Au comble de l’incompétence, l’équipe au pouvoir n’a jamais mis en place ou communiqué des plans d’urgence visant à une intervention efficace en cas d’épidémie. Ceci explique que la première poussée de choléra a donné l’illusion d’être maitrisée alors que le pire est à venir. Si l’on prend en considération les dernières prévisions faites par l’Organisation Panaméricaine de la Santé (OPS), on devrait s’attendre à 270000 cas dans les semaines à venir. Ce nombre représenterait une valeur plancher si l’on tient compte du fait que seulement un cas sur quatre est déclaré. L’irresponsabilité est érigée en politique et dix millions de personnes sont sacrifiées sur l’autel de l’incurie du chef pour qui l’épidémie n’a été que l’occasion de faire campagne à propos des interventions du Centre National des Équipements (CNE-Célestin non éligible). Le peuple haïtien découvre un Préval totalement impotent, même sur le terrain de la manœuvre politique où on le pensait jusque là habile. La corruption et l’achat des votes
Au niveau de la création d’emplois, le gouvernement Préval a laissé se développer le programme food-for-work en milieu rural sans tenir compte de ses incidences négatives sur la disponibilité de la main d’œuvre pour la production agricole. Après le tremblement de terre, la préoccupation immédiate des bailleurs de fonds était d’empêcher une révolution socio-politique. À coté des marines sécurisant l’aéroport de la capitale, les bailleurs de fonds ont distribué de l’argent pour pacifier la population. En milieu rural, cette distribution s’est faite à travers le food-for-work qui n’a pas tenu compte du calendrier agricole. Ainsi les paysans ont été embrigadés dans des programmes de construction de murs de soutènement au détriment de la culture des produits vivriers tels que les pois, les patates, le manioc et le sorgho. Les résultats nets du food-for-work risquent d’être la famine, la destruction de la production nationale et un changement dans les habitudes alimentaires des paysans avec l’achat de produits vivriers à l’étranger.
En milieu urbain, le cash-for-work financé par l’USAID Office of Transition Initiatives (OTI), est utilisé essentiellement à des fins politiques par INITÉ. Ce programme financé à hauteur de 20 millions de dollars est exécuté par deux ONG américaines Chemonics et Development Alternatives. Les objectifs du programme cash-for-work sont clairs. Il s’agit d’“appuyer le Gouvernement d’Haïti, de promouvoir la stabilité, et de diminuer les chances de troubles [6].” Les travaux ne sont qu’un prétexte pour pacifier les gens en leur donnant une pitance. L’USAID avait planifié la création de trois millions de jours de travail à cinq dollars (200 gourdes) par jour, soit 124 000 bénéficiaires totalisant des salaires de 15 millions de dollars. Cela signifie essentiellement un mois de travail de 24 jours par bénéficiaire, soit des revenus de 4800 gourdes par bénéficiaire. Mais cette pitance n’a pas pu être payée car le rapport salaires/autres coûts d’opération de 70/30 n’a pas pu être atteint. Les entreprises ont dû acquérir des équipements et au lieu de 30% les autres coûts d’opération représentent 75%.
La situation est encore plus grave du fait que INITÉ monopolise les rares emplois créés. L’USAID reste de marbre malgré les dénonciations de la population et des leaders politiques. À Carrefour Feuilles, au Bel-Air, au Fort national, il y des morts dans les affrontements causés par les protestations de la population dénonçant le cash-for-work comme un programme de cash-for-vote. Seuls les gens qui sont pour INITÉ sont payés pour les travaux cash-for-work [7]. Les personnes qui affichent les sympathies pour des candidats autres que Jude Célestin sont immédiatement révoquées. Le gouvernement américain est pour la stabilité mais non pour appuyer les assassins de paisibles citoyens comme Robert Marcello et les agressions criminelles contre des citoyens comme c’est le cas avec Mme Cottin à Pèlerin 5 dans la nuit du 29 au 30 octobre. Le pouvoir de Préval appuie Jude Célestin non seulement à travers l’argent de l’USAID mais aussi à travers la MINUSTAH qui lui donne un soutien militaire sans lequel son gouvernement n’existerait pas.
Contre la continuation
Avec le gouvernement de Préval, Haïti est actuellement une entité chaotique ingouvernable. Il n’existe aucun plan d’ensemble. Chacun fait ce qu’il veut. Par exemple, au lieu de procéder rapidement à la réhabilitation du local de la Primature qui aurait pu se faire en quatre mois, le gouvernement a laissé s’installer sur ce site un camp de réfugiés de plus de 4000 personnes. La Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) n’existe que de nom. Pour punir Jean-Max Bellerive, Préval a torpillé la CIRH. Il l’a placée sous une tente à l’ancien local de l’ambassade américaine au bicentenaire. Il a mis à sa direction générale son ami Gabriel Verret, qui n’est pas un expert en exécution de projets, pour neutraliser Bellerive.
Dix mois après le séisme, c’est l’insalubrité généralisée. Les gens défèquent partout et même sur les pelouses du Palais national. Sur la route des rails à Carrefour, la population aux abois occupe le séparateur et habite entre deux rues, sur un espace de un mètre cinquante de profondeur. La saleté est partout. Quand le président René Préval parle de la continuité, il s’agit de la continuité des kidnappings et assassinats de paisibles citoyens, 1,3 millions de gens sous les tentes, 750 000 enfants qui ne vont pas à l’école, corruption généralisée, impunité, crétinisme, inaptitude, irresponsabilité, et j’en passe. En fait la continuité est une façon déguisée de restauration de la présidence à vie. La société haïtienne a-t-elle encore des ressorts et des ressources pour ne pas accepter l’inacceptable et ne pas supporter l’insupportable ? Le peuple est appelé à répondre à cette question le 28 novembre prochain. Bénéficiera-t-il du support des démocrates de l’intérieur et de la diaspora ? Eux aussi devront répondre à cette question le 28 novembre prochain.
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* Economiste, écrivain
[1] Darren Ell, « Education and the Cataclysm in Haiti : An Interview with Rea Dol”, Upside Down World, September 8, 2010.
[2] Le mètre cube est égal à 1.30 cubic yard. Voir Deborah Sontag, “Weary of Debris, Haiti Finally Sees Some Vanish”, The New York Times, 17 Oct 2010.
[3] United States House of Representatives, Waste, Fraud, and Abuse in Hurricane Katrina Contracts, Special Investigation Division, Washington, DC., August 2006.
[4] House Committee on Government Reform, Testimony of David Machado, Necaise Brothers Construction, Hearings on Contracting and Hurricane Katrina (May 4, 2006).
[5] Institute for Justice and Democracy in Haiti. Neglect in the Encampments : Haiti’s Second Wave Humanitarian Disaster. March 23, 2010. http://ijdh.org/archives/10671
[6] Office of Inspector General, Audit of USAID’s Cash-for-Work Activities in Haiti (Report No. 1-521-10-009-P), San Salvador, El Salvador, p. 4.
[7] “The Pitfalls of "Cash for Work", Haiti Grassroots Watch, Haiti Liberté, November 3 - 9, 2010 Vol. 4, No. 16
http://www.alterpresse.org/spip.php?article10298
Commentaire
Ce texte traduit fidèlement l’état d’esprit de plus d’un Haïtien. Le grave problème, c’est la limitation extrême dont souffre le pays quand à l’accès à l’information. Cela aussi fait partie du cote sombre de ceux qui entendent perpétuer l’obscurité physique mais aussi l’obscurité mentale de la population. Comme Leslie Péan, des dizaines, des centaines d’Haïtiens lancent ces mêmes mises en garde contre la vente au rabais de ce qui reste du territoire national. Mais le plus grave, c’est moins le territoire lui-même que la dignité de tout un peuple. L’incurie du gouvernement, le crétinise avec lequel les choses se font ou, plutôt, ne se font pas, le verbiage qui tient lieu de décision quand on ne veut pas se la fermer, tout cela jette une ombre détestable sur toute une communauté qui pourtant ne demande qu’à survivre dans l’honneur et la dignité. Haïti n’a plus de résistance pour supporter davantage de désastres. Ce qui nous est tombé dessus jusqu'à ce gouvernement, c’est assez, c’était la limite extrême. Seule une décision raisonnable, un choix intelligent lors des élections de ce dimanche pourront nous sortir de l’ignominie, des déchets qui nous envahissent. Et nous ne parlons pas que dans le sens littéral. Allez voter, faites sentir le poids de votre voix!
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