lundi 1er novembre 2010
Par Wilson Décembre *
Soumis à AlterPresse le 31 octobre 2010
Il est aisé de trouver dans l’histoire, des peuples qui, non seulement se croient bénis de Dieu (ou des dieux), mais l’affirment et/ou l’illustrent orgueilleusement - notamment à travers leurs mythes fondateurs. Evidemment, le cas le plus célèbre, le plus évident et le plus marquant historiquement, reste celui du peuple juif. Mais l’attitude qui consiste pour un peuple à se considérer comme le peuple élu par une ou des puissances surnaturelles (notamment, par l’être considéré comme suprême) est une constante de l’histoire universelle. Elle relève de ce narcissisme de groupe grâce auquel le peuple s’auto-valorise et, de ce fait, favorise efficacement la confiance des membres du groupe dans la collectivité ethnico-politico-religieuse à laquelle ils appartiennent. C’est ce qu’ont fait les Français avec La Chanson de Roland et c’est ce qu’ont fait (et que font encore) les Américains avec le mythe du Thanksgiving.
L’Haïtien aussi s’est pendant longtemps considéré comme béni, sinon protégé par “son Dieu et/ou ses dieux”. Le discours qu’aurait prononcé Boukman à la Cérémonie du Bois-Caïman, mythe ou réalité historique, est notamment un témoignage particulier de cet ethnocentrisme sain universel qui permet à un peuple de trouver dans son imaginaire les ressources dopantes lui permettant de vaincre l’adversité et de construire sereinement sa maturité sur la mer démontée de l’histoire.
Depuis quelque temps, à travers le discours de certains de nos compatriotes, nous constatons anxieusement que cette tendance s’inverse. D’auto-glorificateur, le discours de l’homme haïtien sur lui-même se fait auto-accusateur, et ceci avec une outrecuidance individuelle pathétique. Si, dès ce niveau de notre analyse, nous pouvons qualifier cette attitude de malsaine, c’est parce qu’il serait catastrophiquement erroné de la confondre avec l’auto-critique rationnelle et responsable, ce devoir civique qu’impose et permet toute démocratie qui se hisse à la hauteur de son concept. Non, ce que nous dénonçons n’est pas l’exercice de la libre pensée, de l’opinion éclairée qui, dans l’espace public ou privé, peut se diriger contre un statu quo politico-social jugé dysfonctionnel ou injuste dans le but de le changer. Ce qui nous indigne est un discours pseudo-mystique abracadabresque à travers lequel l’homme haïtien lui-même voit dans la succession de catastrophes naturelles qui l’accablent ainsi que dans leurs conséquences néfastes la manifestation d’une punition divine, les “plaies” émanant de la colère divine, le châtiment souverain que le Gran Mèt aurait infligé (et continuerait à infliger) au peuple haïtien tout entier pour avoir désobéi à ses injonctions et, disons le clair et net, pour avoir été un peuple agent du mal. Un peuple “malfèktè”.
Le syndrome de Roberson
En lisant ces lignes, vous ne pouvez certainement pas vous empêcher de penser à Pat Roberson, ce pasteur américain qui, le 13 janvier 2010, dans l’irrespect le plus barbare envers les milliers de cadavres qui jonchaient la terre haïtienne, a déclaré à la télévision que la tragédie du 12 janvier n’est que la rançon payée au diable par le peuple haïtien pour avoir pactisé avec lui lors de la révolte de 1791. On sait que ce discours a une longue histoire. En fait, par-delà sa fonction de propagande prosélytiste charognarde, il s’inscrit dans la droite ligne de la malédiction biblique de Cham. L’Haïtien n’est que le fils typique de Cham. Sa malédiction, aux yeux de certains lecteurs de la bible, est celle des hommes à peau noire en général. 1791 n’est que l’acte-récidive qui la met à jour. Ce n’est que son “update” dirait Roberson.
Mais on n’a pas assez réfléchi sur le fait qu’il y a un discours haïtien qui est identique à celui de Roberson. On doit alors se poser la question : comment un peuple peut choisir, par le discours, de se salir, de se déconsidérer, de se “dérespecter” de façon aussi résolue ? Certes, on connaît d’autres cas d’intériorisation d’un discours stigmatisateur ou humiliant par celui-là même qui en est victime. Mais généralement, la victime qui intériorise le discours qui lui est hostile n’a pas conscience de son caractère insultant ou dévalorisant ou, en tout cas, même quand elle en a conscience, elle le considère sur une échelle de valeurs tout autre qui le rend positif et en fait un témoignage de sa dignité en tant qu’humain. Mais ici, ce n’est nullement le cas. L’Haïtien qui tient le discours de Pat Roberson a tout-à-fait conscience de ce qu’il a de déshumanisant, mais, en son âme et conscience, il l’adopte (certains tenaient ce discours bien avant le pasteur américain) et consent pleinement à traîner sa personnalité de peuple dans la boue puante. Ne serait-ce pas du “pain bénit” pour le spécialiste en psychologie sociale en mal de sujet d’étude ?
La situation est d’autant plus intéressante qu’elle n’est que l’autre extrême d’une tendance traditionnelle aussi fâcheuse qui consiste, pour l’Haïtien, à faire de l’étranger (le Blanc), l’unique ou [quand le discours est plus modéré] le principal responsable de tous ses malheurs socio-politiques. L’Haïtien d’aujourd’hui est un homme qui oscille indifféremment entre un nationalisme paranoïaque et une auto-déshumanisation obsessionnelle. Mais il faut comprendre que dans tous les cas, le coupable c’est toujours l’autre. De la même façon que l”Haïtien lambda a l’habitude de se déresponsabiliser de son fiasco politique en pointant l’homme blanc du doigt, l’Haïtien X qui tient le discours auto-accusateur ne le dirige pas contre lui-même en tant qu’individu haïtien. Il ne s’agit nullement d’un mea culpa. Non. Le coupable, c’est l’autre Haïtien, ou, pour le dire autrement, les autres Haïtiens. Evidemment, l’accusation ne cesse pas pour autant d’être une auto-accusation dans la mesure où celui qui accuse existe aussi en tant qu’Haïtien partageant un destin commun avec tous les Haïtiens. Mais Il est confortablement aveuglé par une bonne conscience factice. Le démon, c’est les autres.
Onto-théologie du principe de la catastrophe
Nous avons déjà signalé la nature religieuse ou, tout simplement, mystique (dans le sens péjoratif de ce terme) de cette tendance. Elle se sert de tout un champ lexical qui n’est pas difficile à catégoriser. Il est question de péchés, de mal… mais aussi de pénitence, de purification, d’expiation, d’éradication du malin dans l’homme haïtien. Si ce “mal” est parfois identifié aux actions douteuses effectuées dans la sphère politique haïtienne, on consent plus volontiers à en faire l’apanage de l’univers vodou. Pourtant, le moindre appel au bon sens peut facilement nous faire comprendre que les catastrophes naturelles ne font nullement dans la discrimination ethnico-etatico-religieuse. La série de catastrophes majeures qui ont affecté l’Indonésie (premier pays musulman au monde) et le Pakistan n’ont pas porté les Musulmans de ces pays à renier leur foi ou à redéfinir leur rapport à Allah. Ils ont compris que ce sont des catastrophes naturelles- voulues par Allah, certes, mais sans aucune valeur punitive. En fait, un simple regard sur l’histoire et l’actualité de la planète suffirait à complètement invalider ce discours pseudo-mystique auto-flagellateur. Car, l’histoire même des pays chrétiens eux-mêmes (conquêtes génocidaires, esclavagisation, guerres mondiales, holocaustes, etc. ) ainsi que leur actualité (taux de criminalité, capitalisme cruel…) devrait suffire à nous faire comprendre (dans la logique axiologique chrétienne même, i.e dans sa propre conception du bien et du mal )que le peuple qui mérite d’être châtié avec la plus grande sévérité n’est sans doute pas (et est loin d’être) le peuple haïtien. Sauf… sauf si Dieu lui-même serait … injuste.
Justement, Dieu serait-il injuste ? Car, disons-le, ce qui transparaît dans le discours auto-accusateur de l’homme haïtien est une certaine idée qui n’est pas du tout à l’honneur du Dieu duquel il se réclame. Car comment attribuer l’horrible mort de milliers d’enfants innocents (par définition) à un châtiment (donc une “justice”) de Dieu sans faire en même temps de ce Dieu un être injuste et cruel ? Camus, on le sait, a déjà fait le tour de la question. Certainement, ne peut ne pas retentir l’argument classique (qui n’est pas un argument) de la théologie négative selon lequel les jugements de Dieu sont impénétrables et qu’ils dépassent incommensurablement l’entendement humain. Contentons-nous d’affirmer que c’est ce genre de vaine échappatoire qui a fait dire à Spinoza que l’idée traditionnelle de Dieu est “l’asile de l’ignorance”.
Si nous soulevons ces interrogations qui ne manqueront pas de paraître provocatrices, scandaleuses voire purement blasphématoires même au plus modéré et le plus ouvert des chrétiens, c’est pour accomplir un devoir dont nous avons hâte de nous décharger. Celui de signaler que cette conception de Dieu comme être vengeur et destructeur (sans discernement aucun) rabaisse le concept de Dieu à notre niveau. Ce discours relève du pur blasphème… le vrai. De plus, ceux qui tiennent ce discours sont en train de donner de bonnes raisons de ne pas (ou plus) croire dans un tel Dieu – leur Dieu. Le seul intérêt véritable de ce discours dénué de tout fondement est qu’il nous offre une nouvelle occasion de repenser Dieu. Le Dieu qu’une certaine éducation nous a forgé et dont Jean-Luc Marion, philosophe chrétien français, nous a déjà appris qu’il n’est qu’une idole pensée à la mesure de la petite compréhension humaine et qu’il faut la briser pour pouvoir appréhender Dieu dans sa vérité, c’est à dire dans “sa liberté à l’égard de sa propre existence”.
Mais plus que le regard pieux de Marion, c’est la danse-transe de Nietzsche qui doit nous permettre de sortir de cet anthropomorphisme systématique et généralisé qui nous fait penser l’être à la petite mesure de notre espèce. Avant même qu’on fût d’accord sur le désenchantement du monde, il nous avait déjà fait expérimenter la vie même comme par-delà bien et mal. Exit la récompense. Exit la sanction. La vie est tragique.
Masochisme de groupe
Si nous affirmons que le discours pseudo-mystique de l’auto-accusation est dangereux, ce n’est pas seulement parce que, à notre avis, il est complètement à côté de l’essence manifeste de la vie, mais parce qu’il relève d’un masochisme dont les conséquences politico-sociales ne peuvent qu’être catastrophiques. Car la croyance, quand elle est forte et déterminée, est du même coup performative. Elle produit des réalités. Elle peut être factrice de rédemption concrète comme elle peut être génératrice de chaos apocalyptique. “Croyez et vous serez sauvés” dit la parole. Mais, dans le contexte qui nous concerne, il est tout aussi légitime et vrai de dire : “Croyez et vous serez damnés”. Pour le dire autrement, la façon la plus sûre pour nous d’être effectivement maudits est de croire systématiquement et en permanence que nous sommes maudits. Il est donc urgent de renverser ce discours auto-damnateur. Car renverser une situation implique que, d’abord, l’on rompe formellement avec le discours qui l’entretient en l’empirant.
Ce n’est pas que nous nions toute responsabilité quelconque de l’homme haïtien dans son malheur. Mais il est essentiel que nous fassions la distinction entre, d’une part, une responsabilité politico-sociale qui se révèle notamment dans l’absence de toute prise en charge rationnelle de notre bien-être et, d’autre part, une responsabilité mystico-morale qui reposerait sur un quelconque apanage haïtien de la mauvaise action. La première est temporelle et déterministe. Elle s’inscrit dans la sphère bien déterminée des infrastructures matérielles qui n’est pas sans relation avec la sphère des superstructures institutionnelles. La deuxième quant à elle relève d’une bondieuserie ridicule. Ajouter une responsabilité fantasmatique à une responsabilité qui est elle-même déjà réelle est justement ce que nous identifions comme du pur masochisme collectif.
Notre état mental actuel, qui transparaît dans le discours irréfléchi dont il est question, est celui du masochisme collectif. Nous éprouvons un plaisir inconscient à nous humilier et à accroître notre souffrance. Pourtant, tout n’est pas perdu. Car si l’auto-humiliation peut difficilement avoir un effet positif sur un sujet ou un groupe quelconque, la souffrance elle-même peut très bien devenir rédemptrice, salvatrice. Nous entendons par là que de par sa dimension dionysiaque -que le peuple haïtien a souvent illustrée notamment à travers sa créativité artistique -, la souffrance a la vertu d’empêcher à l’homme de dormir sur ses piètres acquis, le sommant de se dépasser pour réaliser de grandes et belles choses. C’est ce que notre souffrance doit être (dans la mesure où, pour l’essentiel, nous ne l’avons pas choisie) : une souffrance dionysiaque. C’est à dire le carburant de notre élévation de nous-mêmes. Quant à cette souffrance pleurnicharde qui est auto-flagellation débile et morbide de notre soi collectif, ce dolorisme “yen-yen” qui ajoute du tragique artificiel au tragique naturel, sachez-le, chers compatriotes, et les saints et les loa s’en moquent éperdument.
……………..
* Professeur à Pace University, New York. Auteur de Vitalité et Spiritualité : Apologie du rapport-au-monde afro-haïtien. Paris : Editions L”Harmattan, 2009.
http://www.alterpresse.org/spip.php?article10197#forum8514
Commentaire
Ce texte hautement réfléchi fait partie de ces documents rédigés dans la froideur de l’objectivité ou tout au moins dans un effort sincère pour y parvenir. Cette même froideur semble (heureusement !) conforter l’auteur dans l’idée qu’il n’a pas à répondre aux élucubrations de ceux qui se sont condamnés d’avance volontairement (Les négriers d’eux-mêmes comme dirait Jean Casimir) à ne jamais rien comprendre. Oui, vous avez raison quand vous affirmez qu’un nombre considérable d’Haïtiens s’auto flagellent en croyant sans doute rendre service à quelqu’un. Pour peu que nous voulions l’admettre, la religion (toutes les religions) dans une société analphabète (je parle sans méchanceté, sans cette hauteur imbécile qui nous fait oublier que parmi nos proches il y a aussi des analphabètes), risque toujours d’exposer les individus à une perte de prise sur la réalité qui n’est pas moins nocive que les pires fléaux. Le mal qui consiste à ignorer le monde autour de nous parce que nous en attendons un meilleur dans l’autre vie est très paralysant. J’imagine les pères de l’indépendance haïtienne attendant un miracle pour être libérés ou les hommes des cavernes s’agitant dans leur trou en attendant que la nourriture vienne vers eux ou l’eau ou de quoi se vêtir, j’aimerais contempler ceux qui du temps où l’on voyageait à dos d’âne, rêveraient d’un monde meilleur où ils auraient littéralement des ailes pour se déplacer…dans l’autre monde. Vous me suivez ? Que de connaissances scientifiques auraient été inutiles, que de confort dont nous jouissons tous (croyants et non croyants) auraient signifié un gaspillage de temps et d’énergie ! Heureusement que cette résignation qui a toujours été contagieuse n’a jamais pu atteindre le niveau d’une épidémie ! Tout engagement social réel se transformerait en une perte de temps, à moins qu’il ne figure dans le registre d’une église pour le jour de la rédemption, le jour de la reddition des comptes avec C majuscule. Ceux qui croient qu’ils n’ont pas besoin de vivre et de bien vivre maintenant, car une meilleure vie les attend ailleurs, forment une classe spéciale de parasites que tous les autres sont obligés de supporter. Les uns courent les risques nécessaires à la vie, les autres attendent tranquillement pour en bénéficier. Ce serait encore moins grave s’ils se contentaient d’attendre tranquillement leur mort sans empêcher les autres de vivre. Mais non ! Pour avoir écrit que « L’homme n’existe que pour être dépassé », Nietzsche ne peut représenter à leurs yeux qu’un démon à abattre. Ce sont des ennemis jurés du changement qui perpétuent l’histoire jusque dans leur vie les plus intimes. S’ils empêchent les autres de vivre, c’est par un remords anticipé, c’est parce que dans leur for intérieur ils ont peur de « mourir sans avoir vécu », comme dirait l’autre. Le comble de l’audace, c’est qu’ils n’acceptent pas de mourir seuls dans ces conditions-là.
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