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lundi 1 novembre 2010

La victoire de Dilma Rousseff dans un Brésil émergent et l’écueil haïtien

lundi 1er novembre 2010

par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 1er novembre 2010

Transiter de la guérilla urbaine, suivant les thèses révolutionnaires de Carlos Marighella et de Carlos Lamarca de 1964 à 1972, à la présidence du Brésil en 2010 par la voie électorale est un cheminement singulier. Surtout à un moment où les forces de l’empire essaient de confisquer les consciences, soit en sous-traitant aux puissances émergentes la politique extérieure de soumission et d’exploitation des peuples, soit en utilisant leurs machines de propagande pour présenter les combattants qui ont choisi de prendre les armes dans la lutte contre l’oppression comme des terroristes. Le langage et les médias sont mobilisés par le statu quo pour tenter de faire échec aux forces de la multitude qui, en laissant le fusil pour la cravate, continuent de charrier les revendications pour un changement social bénéfique aux millions de damnés de la terre.
L’économiste Dilma Rousseff a gravi les échelons de l’administration brésilienne en passant du poste de ministre de l’Énergie à celui de la Maison Civile, équivalente au poste de premier ministre, sous le gouvernement de Luis Inácio Lula da Silva. Dilma Rousseff a été vilipendée par les medias de droite. Elle a été traitée de « Staline en jupe » et de membre de la guérilla qui attaquait des banques. Elle n’a jamais renié ses convictions même sous la torture et a poursuivi son cheminement. Un vrai exploit accompli par Dilma Rousseff, une femme de 62 ans, ex-militante de l’Avant-Garde Révolutionnaire Populaire (Vanguardia Popular Revolucionária- VPR) qui vient de remporter la victoire au second tour des élections présidentielles au Brésil. C’est le meilleur résultat de la lutte contre le coup d’État militaire de 1964 dont le mouvement Brazil Nunca Mais a juré de travailler pour qu’une telle marche arrière avec les militaires de droite ne soit plus possible.

Un autre monde est possible

Sur les brisées de Lula, cet ancien ouvrier métallurgiste devenu lui aussi président en 2002, puis en 2006, après trois tentatives infructueuses, Dilma Rousseff trouve un héritage qu’elle a grandement contribué à construire, au cours de près de 50 ans de militance active. De la confrontation à la concertation, le Parti des Travailleurs (PT) jette des ponts en s’assurant que l’État protège les plus faibles par une politique sociale de redistribution appropriée, solidifiant chaque jour les bases de ce que le MST (Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre) nomme la « démocratie participative ». C’est la concrétisation des cris lancés en 2001 dans le Forum Social Mondial de Porto Alegre disant qu’un autre monde est possible.
Dilma Rousseff a pour tâche d’approfondir les réformes sociales de son prédécesseur. En effet, Lula a démontré que l’amélioration continue des conditions de vie des pauvres et des classes moyennes est possible. « Moi je n’ai jamais tenu à l’étiquette de gauche, dit Lula. Je suis ajusteur mécanicien, militant politique d’un parti, le Parti des Travailleurs, dont l’engagement fondamental est la construction d’une société plus juste [1]. » On comprend qu’il soit pragmatique et populaire. Dans la bonne tradition du jogo de la ceintura (art de l’esquive) de la capoeira, cet art martial créé par les esclaves au Brésil, Lula a prouvé la possibilité d’avancer dans l’option pour les pauvres en étendant à d’autres secteurs les timides réformes engagées par son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso. Les différences de degré augmentant dans le bon sens [2], la consolidation de la politique démocratique continue sans interruption. Avec des moments d’ambigüités, la stratégie de la médiation se renforce au fil du temps en se rapprochant de l’utopie [3]. Sans arrogance et avec humilité, le projet de cet autre monde possible avance par étapes. Un monde qui fait une transition éthique de l’individualisme méthodologique au constructionnisme social.
Le Brésil consolide sa position internationale dans l’optique de la défense des intérêts populaires et non dans celle du statu quo comme le veulent les États-Unis d’Amérique [4]. Le président Lula a fait plus de quatre-vingt dix voyages à travers le monde de 2003 à 2008. Depuis 1990, le Brésil a participé à vingt-sept opérations de maintien de la paix dans vingt pays [5]. Les avancées du PT sur le plan social sont toutefois jugées trop faibles par certains intellectuels critiques et des mouvements sociaux qui voudraient faire des réformes plus profondes dans des délais plus rapides. Mauro Iasi et Francisco de Oliveira, deux intellectuels de pointe qui ont été à la base de la formation du PT, ont laissé cette formation politique pour rejoindre respectivement le Partido Comunista Brasileiro (PCB) et le Partido Socialismo e Liberdade (PSOL). C’est aussi la position du sociologue Rudá Ricci, membre fondateur du PT et qui a laissé ce parti en 1993. La critique de gauche du PT passe sous silence le fait que cette formation politique n’a jamais revendiqué le communisme et s’est même développée en opposition à cette idéologie dans son application soviétique, dans la tradition des thèses antitotalitaires de Claude Lefort et de Félix Guatarri [6].

L’engagement brésilien en Haïti

Sur le plan international, et particulièrement dans le cas d’Haïti, les critiques avancent que le Brésil est en train de faire un travail de sous-traitance pour les États-Unis d’Amérique et, sous le masque de maintien de la paix, d’appuyer un ordre injuste [7]. Il est normal pour le Brésil de vouloir jouer un rôle dans la gouvernance mondiale et de revendiquer un siège permanent au siège du Conseil de sécurité des Nations Unies. Depuis 1945, le Brésil a été dix fois élu au Conseil de sécurité et quatre fois depuis 1988. Mais l’accession à ce statut international ne peut se faire en faisant admettre l’inacceptable et en légitimant des pratiques frauduleuses comme celles qui se préparent pour les élections du 28 novembre 2010 en Haïti. En effet, l’échafaudage du Conseil Électoral Permanent (CEP) a un vice de base qui fait que, depuis près de 25 ans, les multiples gouvernements n’ont jamais organisé les assemblées locales prévues dans la Constitution de 1987 pour élire ledit CEP. Le président de la République a la haute main dans la désignation d’un Conseil Électoral Provisoire qui organise des élections frauduleuses à travers les choix et rejets des candidatures, les annulations de votes, les financements occultes, l’absence de recours légal, les listes électorales remplies de morts que l’on fait voter, etc.
Les critiques du rôle de prestataire sous-traitant de services de paix adressées au Brésil de Lula ne tiennent pas compte des risques d’affrontements sanglants écartés grâce aux actions des troupes brésiliennes. Dans le cas haïtien, ce pays a échappé à un bain de sang en avril 2004 quand adversaires et partisans du président Aristide étaient à deux doigts d’en venir aux mains. Le général brésilien Augusto Heleno Ribeiro Pereira a résisté aux demandes d’intervention à Cité Soleil présentées pour éradiquer les partisans du pouvoir déchu. Il disait alors que « « Le désarmement est très important pour la sécurité de tous mais le « désarmement d’esprit » est plus important que le désarmement physique ». Le Brésil de Lula n’a pas d’option impériale même si les règles courantes de la gouvernance internationale militent contre la souveraineté et l’État de droit dans des pays comme Haïti en 2004 ou le Honduras sous le président Zelaya en 2009.
Le Brésil est-il en train de sacrifier les libertés démocratiques à la nécessité de s’imposer comme puissance mondiale ? La réponse serait réductrice si elle était affirmative, même avec des nuances. Toutefois, c’est la position des organisations haïtiennes et brésiliennes telles que Batay Ouvriyè et Coordenação Nacional de Lutas (Conlutas) [8] qui demandent le retrait des troupes brésiliennes du sol haïtien. Nous souscrivons à terme au principe du retrait des troupes brésiliennes d’Haïti, mais nous pensons que l’arbre ne doit pas cacher la forêt. D’une part, les troupes brésiliennes sont en Haïti à l’appel des trois gouvernements haïtiens de Jean Bertrand Aristide, de Boniface Alexandre/Gérard Latortue et de René Préval/Jacques Édouard Alexis. D’autre part, le Brésil frappe à la porte du club des dirigeants de la gouvernance mondiale depuis la Conférence de Versailles de 1919 et la Ligue des Nations en 1926.
Si l’Angleterre et l’URSS ont pu bloquer en 1945 son accession comme membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, en évoquant sa faible capacité militaire et financière, il ne faudrait pas que le Brésil tombe dans le piège de l’imbroglio haïtien et se laisse ainsi ravir une position méritée. La communauté internationale a toujours échoué dans ses tentatives de subjugation et de vassalisation du peuple haïtien. Le Brésil ne peut qu’échouer s’il épouse la logique de cette communauté internationale d’appuyer le statu quo en Haïti. Aucun pays n’a jamais pu venir à bout de la volonté d’indépendance et d’autonomie du peuple haïtien. Dilma Rousseff devra bien prêter attention à ce dossier brulant car il pourrait être le talon d’Achille de la politique étrangère globalement progressiste des huit dernières années de Lula.

Une victoire contre les médias commerciaux

La victoire de Dilma Rousseff est d’abord et surtout une victoire du peuple brésilien sur « l’État de sécurité militaire » établi par le coup d’État militaire du 31 mars 1964 contre le gouvernement constitutionnellement élu du président João Goulart. Comme le montrent les études réalisées par l’historien de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro Carlos Fico, les archives des services secrets américains révèlent que ce coup d’État a été planifié par le gouvernement américain du président Johnson [9]. Comme l’explique Leonardo Boff [10], la victoire de Dilma Rousseff est une victoire contre les médias commerciaux Estado de São Paulo, Folha do São Paulo, O Globo, Veja, etc. qui ont mené une campagne de diffamation et de mensonges contre la candidate du Parti des Travailleurs. Pour contrer cette campagne, et assurer la continuité des réformes, un groupe d’artistes et d’intellectuels tels que Leonardo Boff, Chico Buarque, Fernando Morais, Emir Sader, Eric Nepumuceno, etc. ont signé un manifeste appelant à voter Dilma Rousseff le 31 octobre 2010.
La presse à scandales a détruit des carrières politiques au Brésil comme celle de Alceni Guerra, ministre de la Santé en 1992, dans le gouvernement de Fernando Collor, qui fut accusé de surfacturer des achats de bicyclettes pour ensuite être déclaré innocent par les tribunaux [11] . Il se remettra difficilement du mal qui lui a été fait par la propagande médiatique. Toutefois, la manipulation des masses par les scandales politiques a des limites. Le PT a maintenu son hégémonie en dépit de la campagne de diffamation menée contre Lula lors des élections présidentielles de 2006. Les électeurs ne se sont pas laissé mystifier comme en 1998, quand les services de renseignement brésiliens, à la solde de l’adversaire de Lula, présentèrent Lurian, sa fille illégitime, à la télévision pour le discréditer.
Dépités par l’amour du peuple pour Lula et Dilma, les milieux conservateurs ont déclaré que le peuple brésilien est composé de 60% d’analphabètes fonctionnels qui ne peuvent pas choisir entre le bien et le mal [12]. Maria Rita Kehl, psychanalyste et journaliste à 0 Estado de Sao Paulo qui soutient la candidature du conservateur José Serra, a été licenciée après la publication d’un article montrant qu’il y a deux poids et deux mesures dans la façon dont le vote populaire est apprécié. Tant que les masses votent pour les candidats des élites, leurs votes sont considérés corrects mais quand elles votent pour leur propre candidat, leurs votes n’ont plus de valeur [13]. On aurait tort de croire qu’il s’agit qu’une simple question de gros sous. En réalité, l’oligarchie conservatrice ne pardonne pas à Lula d’avoir vaincu ce que José Murilo de Carvalho nomme « l’imaginaire de la république » [14], c’est-à-dire les représentations et symboles, ses armes les plus puissantes construites au cours de plusieurs siècles. En démontrant qu’un ouvrier, sans formation universitaire, un homme qui est venu « du fond des fonds » [15], pour employer l’expression de Darcy Ribeiro, peut diriger un grand pays dans la jungle de la mondialisation, Lula jette les bases d’une transformation profonde de la société. Les 31 millions de brésiliens qui ont vu une amélioration significative de leurs conditions de vie avec la Bolsa familia, (la subvention en nourriture aux familles nécessiteuses qui envoient leurs enfants à l’école et ont un carnet de vaccination à jour) ne se laissent pas influencer par la propagande conservatrice.
Dilma Rousseff représente l’émergence de l’alter mondialisme aux prises avec la mondialisation sauvage. Elle a mis à profit son expérience à Porto Alegre pour la disséminer à travers le pays. Une expérience basée sur la participation des citoyens dans les décisions quotidiennes du gouvernement. Cette dimension fondamentale ajoute à leurs vies en y introduisant l’éthique de la responsabilité et de la solidarité. Avec l’approche du programme du Fome Zero (Faim Zero), dont l’objectif est de permettre aux Brésiliens d’avoir trois repas par jour, l’aide donnée aux pauvres n’est plus dispensée comme un os jeté aux chiens. Loin d’être considérées comme des mendiants à qui l’on fait la charité, les populations pauvres se perçoivent comme des citoyens à part entière. Des citoyens qui demandent l’accès à l’éducation, la santé, le logement, l’électricité et la nourriture.

Une stratégie économique d’émergence

Les militants du mouvement social brésilien demandent au PT d’atténuer la politique de la spirale de la dette et d’utiliser l’excédent fiscal primaire des comptes publics pour que la Banque Nationale de Développement Économique et Social (BNDES) investisse dans les secteurs sociaux. D’où l’annonce le 29 mars 2010 d’un plan d’investissement public intitulé Programme d’accélération de croissance (PAC2) de 958 milliards de reais, soit 400 milliards d’euros, entre 2011 et 2014. Cet investissement vient consolider les acquis du premier Programme d’accélération de croissance (PAC1), lancé en 2007 avec un budget de 262 milliards d’euros jusqu’en 2010 [16].
Le PAC2 alloue 160 milliards d’euros dans des projets sociaux à travers le pays. En plus de donner aux ménages la possibilité de construire leur propre logement à travers le programme « Minha Casa Minha Vida » (« Ma maison, ma vie »), le PAC2 apporte dans les favellas (les quartiers défavorisés) les services publics de base tels que eau, électricité, égouts, illumination, postes de santé, crèches et postes de police. La stratégie économique d’émergence du géant brésilien ne néglige pas les secteurs de l’énergie et des petites et moyennes entreprises. La création d’un fonds souverain anticyclique avec 4,4 milliards d’euros sert aussi à assister les entreprises privées affectées par la crise financière internationale. Enfin le PAC2 prévoit les investissements nécessaires en infrastructures pour recevoir la Coupe du monde de football de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016. Deux évènements majeurs qui consacreront l’émergence du Brésil comme un décideur important dans le groupe du BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine) mais aussi sur la scène mondiale.

Le poids des vingt mille familles

Dilma Rousseff a du pain sur la planche, en tout premier lieu sur le plan financier. La dette intérieure du Brésil grimpe depuis le gouvernement de Cardoso (1995-2002), sous lequel elle a augmenté de 900% : elle est passée soit de 60 milliards à 648 milliards de reais [17]. En septembre 2010, cette dette intérieure est de 1 618 milliards de reais (943 milliards de dollars), soit 48% du PIB [18]. Quatre vingt pour cent (80%) des titres sont détenus par vingt mille familles brésiliennes dont la rémunération sous forme de rente financière représente 30% du budget fédéral. Une situation préoccupante car moins de 5% du budget fédéral va à la santé et moins de 3% à l’éducation en 2009. Les spéculateurs en jouant sur les taux de change dollar/real réalisent des taux de rendement de 30% sur leurs achats des titres brésiliens.
C’est un délicat équilibre à maintenir pour rester compétitif en gardant élevés les taux d’intérêt afin d’attirer l’épargne mondiale et empêcher qu’elle soit consacrée majoritairement au financement de l’économie américaine à travers l’achat des bons du trésor américain. Les États-Unis ont besoin d’au moins 80% de l’épargne mondiale pour financer leur déficit qui ne cesse de grimper. Mais, pour les alter mondialistes brésiliens, c’est aussi la quadrature du cercle que de tenter d’empêcher la spéculation financière. En effet, à travers le carry trade, c’est-à-dire les opérations d’investissements de portefeuille consistant à emprunter dans des monnaies à faible taux d’intérêt pour investir dans des monnaies à taux d’intérêt élevés, les spéculateurs ravissent le surplus créé par les travailleurs brésiliens. Pour contrer cette tendance qui conduit à la surévaluation du real (qui s’est apprécié de 30% par rapport au dollar depuis janvier 2009), les autorités financières brésiliennes ont mis en place en octobre 2009 un « Impôt sur les Opérations Financières » (IOF) de 2% grevant les entrées de capitaux. Ces derniers ont atteint le montant faramineux d’un milliard de dollars par jour au mois de septembre 2010 à l’occasion de l’émission de $67 milliards de titres par Petrobras, soit la plus grande augmentation de capital jamais réalisée par une société commerciale sur la planète [19].
Le poids des vingt mille familles de l’oligarchie brésilienne n’est pas négligeable. Ces dernières ont pu différer jusqu’en 2010 l’audit de la dette publique telle que requise par la Constitution brésilienne de 1988. En effet, dans l’article 26 de l’Acte sur les dispositions transitoires de la Constitution de 1988, il est dit : « Dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la présente Constitution, le Congrès de la Nation promouvra à travers une commission mixte, l’analyse et l’expertise des actes et faits générateurs de l’endettement ». Cette disposition était gênante pour les bénéficiaires de ce que José Carlos de Assis [20] nomme la « corruption institutionnelle », qui s’est implantée à travers les grands scandales financiers des années 1974-1983 sous les gouvernements militaires.
Après des années de combat, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI en portugais) a été créée et les résultats de ses travaux en mars 2010 indiquent un ensemble d’irrégularités et d’illégitimités dans la gestion de la dette publique [21]. Pour la CPI, « la dette publique brésilienne est le résultat des taux d’intérêt élevés et n’a pas servi au développement national. » Le Comité pour l’audit citoyen de la dette a présenté six questions aux neuf candidats à la présidence afin de déterminer leur politique future sur cette question. Seulement Jose Maria de Almeida du PSTU [22] (trotskiste) et Plinio de Arruda Sampaio du PSOL ont répondu [23]. Également sur le plan financier, Dilma Rousseff devra se colleter aux spéculateurs pour faire baisser les taux d’intérêt qui sont les plus élevés au monde et qui ne servent qu’à enrichir les spéculateurs de la finance. Rien n’explique des taux d’intérêt annuel de 190% sur les cartes de crédit, comme c’est le cas au Brésil.
Sur le plan social, la politique de diminution des inégalités sociales doit être poursuivie si le Brésil, en tant que huitième économie mondiale, compte tenu de son PIB, veut être à la hauteur de ses ambitions de pays émergent. Comme a dit l’économiste Carlos Lessa, ancien président de la BNDES, « En 1960, la part des salaires dans le revenu national était de 50% tandis que dans les pays développés elle était de 60%. Aujourd’hui, les intérêts à payer sur les dettes constituent 37% du revenu national [24]." Cette politique est explosive à terme quand on sait que plus de 53% des ménages sont endettés à hauteur de 39% de leur revenu. De 2002 à 2008, le coefficient de Gini qui mesure les inégalités de revenu a diminué de 7% de 54,3 à 50,5 [25]. Mais il faut le faire diminuer davantage pour atteindre le niveau de celui des Etats-Unis d’Amérique qui est de 40,8. C’est une étape à atteindre dans l’objectif de se rapprocher le plus possible de la valeur de ce coefficient pour les pays de l’OCDE qui est de 32,53.
Enfin la migration rurale-urbaine continue à un rythme sans précédent à cause des techniques de production à haute intensité de capital utilisées dans l’agriculture. C’est ce qui explique qu’en une décennie, le nombre d’ouvriers agricoles soit tombé de 6 millions à 1.6 million tandis que l’utilisation de produits toxiques est en augmentation avec des conséquences désastreuses pour les sols, l’eau potable et la santé des populations qui peuvent être contaminées et développer des cancers.

Le chemin étroit de la modernisation démocratique

La stratégie brésilienne pour faire avancer le projet populaire national dans un environnement international de globalisation sauvage a des aspects respectueux mais aussi irrévérencieux de l’ordre social national et international. Dilma Rousseff a pour devoir de continuer cette stratégie d’équilibre progressiste entre mesures sociales et profit privé avec l’élégance de son prédécesseur. Cela revient à veiller à l’appréciation optimale du real dans un climat de guerre monétaire afin de protéger les exportations brésiliennes. À un moment où la dilapidation de l’Autre ne se fait plus par la guerre mais par la finance, renforcer la position internationale du Brésil est crucial pour que ce pays puisse continuer dans le groupe du BRIC qui assure plus de la moitié de la croissance mondiale.
Cela facilitera la réforme du système financier international devenu plus que nécessaire depuis plusieurs années. Sous le gouvernement de Lula, de 2003 à 2010, le Brésil est passé du 17e au 8e rang dans le classement des économies mondiales. Le Brésil a prêté 10 milliards de dollars au Fonds Monétaire International (FMI) en juin 2009. Un signe des temps qui ne trompe pas et qui continue d’autres signes émis sur le plan commercial. En effet, depuis avril 2009, ce ne sont plus les États-Unis d’Amérique qui sont le premier partenaire commercial du Brésil mais plutôt la Chine. L’émergence s’impose malgré les apparences de la pérennité de l’ordre ancien de la finance internationale dont les flux de capitaux et la politique de change ont privilégié la croissance au détriment du développement des peuples. Dans tous ces domaines, Dilma Rousseff est partisane de suppléer à l’échec du marché par l’intervention de l’État.
Son refus de privatiser les banques et les grandes entreprises publiques dans les secteurs de l’énergie et de l’électricité telles que Petrobras, Electrobras, participe d’un refus de l’orthodoxie néolibérale. Son appui au développement des ressources humaines par la formation continue des professeurs et l’augmentation de leur salaire sont autant de raisons de croire qu’elle fera autant et peut-être mieux que Lula. Une conviction exprimée au journal Le Monde : « Le Brésil, dit-elle, vit un moment très spécial, nous pouvons passer de la condition de pays émergent à celui (sic) de nation développée [26] ». Ce moment spécial passe par une stratégie respectueuse de l’environnement naturel pour empêcher que les réserves forestières de l’Amazonie ne disparaissent sous l’offensive des transnationales.

Rendre le changement irréversible

Lors de sa participation au 3e Forum Social qui eut lieu à Porto Alegre du 23 au 28 janvier 2003, Noam Chomsky avait prédit le chaos au Brésil, car les États-Unis d’Amérique n’accepteraient jamais la réussite d’un autre modèle avec Lula qui venait de commencer son premier mandat le 1er janvier 2003. Chomsky avait raison de pointer du doigt la dette et les taux d’intérêt élevés qui accablent l’économie brésilienne. Mais Lula a relevé le défi en commençant par renforcer sa base populaire. Car les luttes populaires sont les moteurs de l’histoire. En ce sens elles doivent conserver leur autonomie et leur distance critique, même par rapport à des gouvernements progressistes comme ceux de Lula et de Dilma. Dans cette optique, Dilma a la responsabilité de continuer sur la voie tracée par le PT en tenant compte de l’évolution des contraintes internationales, de la médiation et des arbitrages pour faire avancer le projet social sur le long terme.
Comme le souligne Valter Pomar, ex-secrétaire aux relations internationales du PT et dirigeant de Articulação de Esquerda (AE en portugais), une tendance de gauche au sein du PT, Dilma s’inscrit dans la continuité et le changement. L’espérance politique collective peut s’accommoder du profit individuel dans des limites qui protègent les droits de l’homme et écartent les risques du cauchemar totalitaire. Persévérer dans l’amélioration des conditions de vie des masses afin de rendre le changement irréversible fait partie de cette évolution des choses clamée par les alter mondialistes qu’un autre monde est possible dans le partage et la solidarité. C’est d’ailleurs le souhait exprimé par Lula. « Quand je quitterai le pouvoir, dit-il, j’irai chez un notaire pour qu’il enregistre tout ce que j’ai fait. Pour que celui ou celle qui viendra après moi, et vous savez à qui je pense, fasse mieux que moi [27] . »

* Économiste, écrivain



[1] Brésil : un géant s’impose, Le Monde, Hors-série, Paris, septembre-octobre 2010, p. 11.

[2] Fundação Getulio Varga, Diferenças aumentam na questão social, Rio de Janeiro, 4 de abril de 2010.

[3] Marcelo Barros, « A utopia e as mediações, Brasil de Fato », Rio de Janeiro, 1 de outubro de 2010.

[4] Immanuel Wallerstein, « The United States Misreads Brazil’s World Policy”, Commentary, No. 274, Feb. 1, 2010.

[5] Le Brésil de Lula, Problèmes Économiques, La Documentation française, 15 septembre 2010, p. 29.

[6] Claude Lefort, L’Invention démocratique — Les Limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981. Gilles Deleuze et de Félix Guattari, L’anti-Œdipe, Les Éditions de minuit, 1972 ; Félix Guattari, Les Années d’hiver, 1980-1985, Paris, Bernard Barrault, 1986.

[7] « Duas imagens da visita de Bush ao Brasil », Opinião Socialista, Edição nº 291 de 15 a 21 de março de 2007.

[8] CSP-CONLUTAS-DF fará ato público contra a permanência de tropas brasileiras no Haiti, Brasília, 14 de outubro de 2010.

[9] « Les Etats Unis ont provoqué la dictature au Brésil de 1964 à 1986. Pour la première fois on prouve l’implication des Etats-Unis dans le coup d’État au Brésil de 1964. » Centre de recherches sur la mondialisation, Le texte original en espagnol est publié dans le journal argentin Pagina 12 sous le titre “EE.UU. apoyó el golpe del ‘64”, Buenos Aires, Argentina, 28 novembre 2006.

[10] Leonardo Boff, “A Mídia comercial em guerra contra Lula e Dilma”, America Latina em Movimento, 23 de Setembro de 2010.

[11] Mario Rosa, A Era do Escândalo, São Paulo, Geração Editorial, 2003, pp. 393-399.

[12] Mário Augusto Jakobskind, “Mentiras e manipulações”, Brasil de Fato, Rio de Janeiro, 28 de setembro de 2010.

[13] Maria Rita Kehl, « Dois pesos », O Estado de São Paulo, 2 de outubro de 2010.

[14] José Murilo de Carvalho, A formação das almas : O imaginário da republica no Brasil, São Paulo, Companhia das Letras,1990. Voir aussi Cândido Mendes, Lula : entre a impaciência e a esperança, Editora Garamond, Rio de Janeiro, 2004.

[15] Darcy Ribeiro, Lula là, 1989. Le professeur et anthropologue brésilien Darcy Ribeiro a écrit cet article sur Lula quelques jours avant le second tour des élections de 1989 qui donnèrent la victoire à Fernando Collor.

[16] Comite Gestor do PAC, Palacio do Planalto, Brazilia, 29 de Marzo de 2010.

[17] “Endividamento : Um Brasil saqueado”, Rede Jubileu Sul Brasil, PACS - Instituto de Políticas Alternativas para o Cone Sul e Programa Justiça Econômica : Dívida e Direitos Sociais, Bela Vista, Brasil, 2008. Voir également Ignacy Sachs, “Dette d’hier” et Renaud Lambert, “...et dette d’aujourd’hui”, Là ou Le Brésil va ..., Manière de Voir, Le Monde Diplomatique, octobre-novembre 2010, pp. 32-33.

[18] Gerald Jeffris, “Brazil Federal Debt Up 1.0% in August at BRL1.618 Trillion”, Wall Street Journal, September 23, 2010.

[19] « PETROBRAS - Fatia do governo na Petrobras salta de 57% para 64% após oferta », Global 21, Porto Alegre, Brasil, 30 de setembro de 2010.

[20] José Carlos de Assis, A Chave do Tesouro – Anatomia dos Escândalos Financeiros : Brasil 1974-1983, Rio de Janeiro, Editora Paz e Terra, 1983.

[21] Comissão Parlamentar de Inquérito (CPI) da Dívida Pública no Brasil : principais resultados já alcançados, 30 de março de 2010.

[22] Parti Socialiste des Travailleurs Unifiés

[23] Posicionamento dos presidenciáveis sobre a dívida e a política econômica, Auditoria Cidadã da Divida, 18 de maio de 2010.

[24] “Novo governo deve investir mais em infra-estrutura”, Monitor mercantil, Rio de Janeiro, 29 de outubro de 2010.

[25] « Brazil salary gap narrows, rich-poor divide same”, Reuters, Brasilia, Jun 23, 2008

[26] Paulo A. Paranagua, “De Paris, la dauphine de Lula se projette sur la scène internationale”, Le Monde, Paris, 16 juin 2010

[27] Brésil : un géant s’impose, op. cit. p. 11.




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Commentaire
Excellent texte comme toujours de Leslie Péan qui, par ce document, donne une fois de plus la mesure de sa maitrise de la situation économique mondiale et en particulier (comme c'est le cas ici) de celle du Brésil. C'est le genre d'analyste qui peut assimiler le cas spécial d'Haïti (grain de sable dans l’océan de l’économie mondiale) et restituer à cette collectivité la conscience de sa vraie place et de la part d'effort à déployer pour briser le maléfice. Le problème, car il y en a toujours un, surtout dans une jungle politique comme Haïti, quel dirigeant politique tolérerait un économiste éclairé, au franc parler, et enclin à veiller aussi à l'intérêt de la majorité? Ce dernier aspect pourrait être l'hérésie suprême. Depuis toujours, les politiciens haïtiens n'ont-ils pas perçu le panorama politique du pays comme une chasse-gardée où un groupe minoritaire doit s'enrichir aux dépens d'un autre majoritaire, considéré sans droit? C'est pour le justifier qu'ils se sont évertués à empêcher ou décourager l’implémentation d’une politique éducative susceptible d'ouvrir l'esprit au peuple et à ses descendants. Tant que cette conception politique aura cours, tant que rien ni personne n'aura fait un grand ménage pour éradiquer cette vision politique rétrograde et parasitaire la souffrance continuera de ronger ce qui reste de ce pays après tant et tant de désastres.

Cela dit, un autre aspect n’est pas trop claire pour moi. Il m’a semblé déceler un blâme nuancé de Leslie Péan à l’endroit du Brésil. Si c’est le cas, comment demander aux Brésiliens de savoir dans les détails ce qui se passe en Haïti ? Ils voient se dérouler un processus, ils croient y apporter un appui légitime, humanitaire, pour aider un pays à sortir du trou ou ses dirigeants l’ont précipité. Que pourraient-ils faire d’autre ? S’adresser à l’opposition ? Quelle opposition, incarnée par qui et avec quel niveau de représentativité ? C’est très compliqué ! Aucun pays ne peut faire pour les Haïtiens la discrimination légitime et salutaire qu’ils doivent apprendre à exercer eux-mêmes sur l’échiquier politique local.

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