Le cauchemar que vit Haïti à travers la crise de choléra vient, entre autres, remettre la problématique de l'eau potable sous les feux de l'actualité. Un sujet que les candidats à la présidence n'ont même pas effleuré dans leurs programmes respectifs. L'eau c'est la vie, mais de l'eau insalubre ou empoisonnée peut aussi signifier un arrêt de mort. Haïti vient d'en faire la douloureuse expérience. Pourtant, ce sujet reste encore tabou ou relégué au dernier plan. Focus sur l'accès à l'eau potable en Haïti.
Haïti: L'approvisionnement de la population en eau potable est l'un des plus grands problèmes d'Haïti, car l'eau potable n'est pas accessible à une grande partie de la population, surtout en région rurale. Dans la plupart des cas, ce n'est pas la disponibilité de l'eau qui pose problème, mais les distances à parcourir pour se la procurer. En effet, les habitations en milieu rural se trouvent souvent en altitude, alors que les sources se situent en bas, dans les ravins. Durant les périodes de sécheresse, la situation devient encore plus difficile, car certaines sources tarissent et les distances à parcourir deviennent encore plus grandes.
Pour obtenir un minimum d'eau pour faire face au quotidien, les femmes et les enfants en particulier utilisent leurs bokit (bidons) et vont les remplir à des stations de distribution. Ils doivent souvent payer pour chaque seau et retourner chez eux en portant les kilos du précieux liquide sur leur tête. Là où il n'y a pas de telle station, les gens prennent l'eau d'une rivière ou d'un fleuve. Cette eau est souvent contaminée et insalubre. Une troisième possibilité c'est de capter de façon illégale une conduite d'eau existante. Conséquence ? Les conduites d'eau sont souvent détruites. En 2010, il n'existe toujours pas en Haïti de système d'évacuation et de traitement des eaux usées, et par conséquent la diarrhée, la fièvre typhoïde et la malaria constituent les causes principales de la mortalité des enfants. Aujourd'hui, le choléra s'est mis de la partie.
Une politique excrémentielle
« L'acceptation résolue du pire en Haïti se voit particulièrement dans le domaine de l'approvisionnement en eau potable, de l'environnement, de la santé et de l'assainissement. Les décennies perdues ne se comptent plus. De 1990 à 2000, la population ayant accès à l'eau potable a diminué de 53% à 46% », déclare l'économiste Leslie Péan. Ce dernier a été économiste sénior à la Banque mondiale où il a été en charge du développement de projets dans les secteurs de l'infrastructure, de travaux d'intérêt public et d'approvisionnement en eau potable. Lors d'une interview accordée ce 28 octobre à Le Nouvelliste, il ne décolère pas : « Il est inacceptable qu'au 21e siècle l'accès à l'eau potable demeure un privilège pour la grande majorité des Haïtiens qui se désaltèrent au petit bonheur. L'offre d'eau potable ne peut pas satisfaire une demande en hausse. La Centrale Autonome Métropolitaine d'Eau Potable (CAMEP) qui avait été créée pour servir une population de 250 000 habitants dans la capitale et ses environs n'a pas su et pu s'adapter et faire les investissements nécessaires pour couvrir une population de plus de trois millions d'habitants. C'est aussi le cas avec le Service National de l'Eau Potable (SNEP) qui sert le reste du pays et les zones rurales. En réalité, moins de 2% de la population sont desservies par ces deux entités publiques. La CAMEP et le SNEP font partie de la mécanique bouffonne de l'État marron qui prétend exister. Les conseils d'administration de ces deux entités ne se sont jamais réunis pendant une décennie (1) », a-t-il révélé. Leslie Péan dit ne pas être surpris par cette épidémie mais d'être « surpris de ceux qui le sont ». En effet, souligne-t-il, « cela démontre la vaste mystification dans laquelle se trouve le pays, car dans toutes les statistiques mondiales, il est dit que seuls 25% de la population haïtienne ont accès à l'assainissement et à l'eau potable. De plus, l'évacuation des excrétions ne se fait pas de manière scientifique. Nous étions donc assis sur un volcan et, tôt ou tard, cela devait éclater », ajoute-t-il.
Selon les chiffres fournis par Leslie Péan, en 1966, selon la CAMEP, il y avait à Port-au-Prince 34 000 latrines, 13 000 WC et 50 fosses septiques. En 1976, il y avait 58 000 latrines selon la PADCO (2), soit 11 personnes par installation ! Mais ces statistiques ne reflètent pas le fait, dit-il, « qu'une fraction importante de la population à faible revenu ne disposait d'aucune installation et utilisait les champs en friche et les canaux de drainage pour se soulager ». De plus, « les camions-citernes qui alimentent les puits s'approvisionnent au forage de la Plaine du Cul-de-Sac, c'est-à-dire dans une zone où la nappe phréatique est en contact direct avec les fèces. »
Pour Leslie Péan, « la réalité de la condition haïtienne demande de sortir de ces égarements pour fonder une autre raison d'espérer. Et pour cela, il faut un autre gouvernement, un autre État. La continuité est une malédiction qui ne mène qu'à la mort. » Pour lui, la vulnérabilité sanitaire de la population est trop grande ce, d'autant plus que les bactéries continuent de vivre dans les excréments. « Chaque homme excrète en moyenne par jour 40 à 50 milliards de bactéries coliformes dont 50 % restent vivantes » (3).
L'économiste dénonce « la politique excrémentielle » exercée en Haïti depuis 1957 qui nous a amenés à traverser autant de cauchemars. Pour lui, « la grande majorité de la population est traitée pire que les chiens qui se nourrissent des déchets dans les poubelles. Cette grande majorité de la population est oubliée, et participe elle-même à son oubli en ne se révoltant pas. On doit déplorer qu'il ait fallu cette crise de choléra pour faire constater l'indifférence avec laquelle les élites gouvernementales haïtiennes acceptent l'indigence de leurs compatriotes. Il importe de dépasser nos larmes de crocodile pour reconnaître que la politique et l'État bloquent toute possibilité de développement en Haïti. Ceux qui parlent de la communauté internationale qui ne débloque pas les fonds ne font qu'afficher leur ignorance de la gouvernance mondiale. Plus que leur ignorance, leur refus de savoir le fonctionnement de la communauté internationale est sidérant. Il n'est pas question de prendre la communauté internationale comme bouc émissaire. Ce sont les Haïtiens qui sont responsables d'abord de leur état de dénuement. C'est vrai que les colons ont commencé le désastre écologique en coupant les arbres et en les exportant pendant plus de deux siècles. Mais les Haïtiens ont continué de les couper quand ils sont devenus indépendants », a déclaré l'ancien économiste de la Banque mondiale.
La privatisation sauvage du service public de l'eau
La demande en eau potable et la rentabilité du commerce de l'eau ''purifiée'' ont multiplié le nombre de producteurs d'eau en sachet en Haïti, sans que les contrôles d'hygiène arrivent à suivre cette expansion. Comment savoir si cette eau ''purifiée'' n'expose pas la population à des maladies d'origine hydrique ? Dans son éditorial du 28 octobre, Frantz Duval, rédacteur en chef du journal Le Nouvelliste, pose bien le problème : « Il y a de cela quelques années, un ministère avait conduit une enquête sur la qualité de l'eau traitée vendue en petits sachets, en gallons et par camions. Le ministère, en dépit des démarches du Nouvelliste, refusa de rendre publics les résultats de son enquête. Une source proche de cet organisme public - off the record bien entendu - confia au journal que la qualité du désaltérant breuvage laissait à désirer chez la majorité des fournisseurs contrôlés. Depuis, personne ne s'inquiète de la qualité de l'eau dite traitée vendue à prix d'or à la population. Pas besoin de revenir sur les petits camions et les stations de vente d'eau traitée qui pullulent depuis des années dans les quartiers de la capitale. S'ils ont fait baisser le montant de la facture d'achat d'eau de boisson, il serait temps que l'on contrôle périodiquement la qualité du liquide fourni », écrit-il.
Pour l'économiste Leslie Péan, c'est l'incapacité du secteur public à subvenir à la demande qui a donné naissance à un commerce privé lucratif alimenté par les propriétaires de puits et de camions-citernes. Les populations rurales s'approvisionnent en eau dans les rivières et aussi dans les puits individuels. En 1999, la bokit dlo (soit 20 litres) se vendait une gourde alors que l'abonnement mensuel auprès de la CAMEP coûtait dix gourdes par mètre cube (soit 50 bokit) (4). Ces prix ont depuis grimpé et la bokit dlo est aujourd'hui à cinq ou dix gourdes suivant les quartiers. « Le risque de cette forme de privatisation sauvage du service public de l'eau vient de l'absence de tout contrôle de la qualité de l'eau vendue dans ces conditions. En effet, l'insalubrité s'est propagée à un tel rythme au point de devenir une situation normale », déplore Leslie Péan.
Il précise aussi qu'avec l'accroissement de la population, le volume de déchets solides qui était de 3 100 mètres cubes par jour en 1995 a pratiquement doublé en 2010. C'est aussi le cas avec les déchets humains. De 2 000 tonnes par jour en 1996, ces déchets humains ont pratiquement atteint 4 000 tonnes aujourd'hui. Or ces déchets tant solides qu'humains ne sont pas traités car il n'existe aucune usine à cet effet. 70% de ces déchets sont essentiellement évacués par les pluies. Dans le cas de la capitale, du fait que les réseaux de drainage sont obstrués, cela cause des inondations avec les conséquences négatives sur la santé des populations. Citant Gérald Holly, Leslie Péan souligne que « ces inondations continuelles de la ville sont dangereuses sur le plan de l'hygiène vu que les eaux contiennent des ordures ménagères et des déchets humains qui s'infiltrent dans le réseau de distribution potable, soumis à une pression interne régulière du fait que les canalisations se trouvent en surface de nombreuses rues (5) ».
À quand une politique nationale de l'eau ?
Le 21 mars 2005, à l'occasion de la journée internationale de l'eau potable, l'Organisation Panaméricaine de la Santé/Organisation Mondiale de la Santé (OPS-OMS) soulignait que les besoins en eau potable étaient de plus en plus pressants en Haïti et que les faiblesses en infrastructure empêchaient l'augmentation de la distribution d'eau potable dans le pays. Ce jour-là, Adam Pierre, consultant système d'information Eau et Assainissement de l'OPS/OMS, a fait savoir que l'évolution de la population haïtienne était en inadéquation avec l'alimentation en eau potable dont elle bénéficie. Pour sa part, Hérold Joseph du ministère de l'Éducation nationale a relaté l'importance de l'eau pour l'amélioration de l'environnement scolaire et pour l'éducation des enfants. Il a dit déplorer le fait que selon les derniers rapports dudit ministère seulement 29% des écoles sont pourvues d'eau potable sur les 15 682 fonctionnant dans le pays. Il a rappelé que l'eau est indispensable à l'éducation (6). Depuis, la situation s'est encore détériorée.
Selon les recherches sur l'eau dans le monde effectuées par Erik Orsenna de l'Académie française, le choléra a pour terreau l'urbanisation anarchique, sans accès à l'eau potable, sans réseau d'assainissement (7). Ces conditions n'ayant aucune chance de s'améliorer dans un futur proche, on peut malheureusement considérer que le choléra appartient à l'avenir d'Haïti.
L'eau devrait constituer un élément essentiel du patrimoine collectif des Haïtien(ne)s. Il faudrait donc nous doter d'une politique nationale de l'eau qui puisse assurer la protection de cette ressource unique, la gestion de l'eau dans une perspective de développement durable et, ce faisant, de mieux protéger la santé publique et celle des écosystèmes. Au risque de soulever des critiques, il nous semble aussi qu'il est déplorable d'entendre des candidats présidentiels promettre le retour d'une armée dans un pays dont 60% du budget national dépend de l'étranger. Il faudra bien choisir un jour les priorités de ce pays et, à mon humble avis, dans notre nation où tout est urgent, l'éducation et la santé doivent être incontournables. Car, il est inconcevable en ce 21e siècle que la mauvaise qualité de l'eau puisse tuer des hommes, des femmes et des enfants. L'eau ne doit plus être un luxe en Haïti mais bien devenir un droit humain.
1. World Bank, Project Appraisal Document on a proposed grant in the amount of SDR 3.4 million (US$5 millions equivalent) to the Republic of Haiti for a Rural water and Sanitation project, Washington D.C., December 21, 2006, pp. 28-29
2. Firme de consultation internationale sur le développement
3. Ary Bordes et Andrea Couture, For the people, for a change: bringing health to the families of Haiti, Boston, Beacon Press, 1978.
4. Véronique Verdheil, "De l'eau pour les pauvres à Port-au-Prince, Haïti", Paris, Mappemonde, numéro 55, 1999.
5. Gérald Holly, Les problèmes environnementaux de la région métropolitaine de Port-au-Prince, Collection du 250e anniversaire, Port-au-Prince, 1999, p. 67.
6. Alterpresse, Haïti : Pénurie d'eau potable, le 21 mars 2010.
7. Erik Orsenna, L'avenir de l'eau, page 110, Éditions Fayard, 2008.
Nancy Roc
Montréal, le 28 octobre 2010.
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=85174&PubDate=2010-10-28
Commentaire
Eh oui, d’un désastre à l’autre, le pays se trouve maintenant en plein dans la crise sanitaire que représente cette épidémie de cholera. Comme l'a si bien rapporté Nancy Roc, reprenant Leslie Péan, les candidats se fichent pas mal des causes véritables de ce mal qui ronge la vie de ces citoyens en attendant les autres qui ne manqueront certainement pas de répondre présents si rien ne se fait. Le panorama est sombre et les choix parmi ces politiciens limités. Mais on ne peut pas inviter les gens à désespérer, c'est la dernière chose à faire. Aussi les inviterons-nous à être attentifs à ce que proposent ces candidats, à en discuter et à tirer leur conclusion. La précipitation, voilà le poison de ces élections ou de n'importe quelle autre.
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